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brodées d’argent, bas de soie, escarpins à rosettes, bourse de rubans attachée derrière la tête et simulant le chignon d’une femme, petit bonnet noir sur l’oreille, tel est ce charmant costume qui coûte deux mille francs au moins et quelquefois cinq mille. Pour toute arme, ils portent sur le bras un petit manteau d’étoffe légère, bleu, rouge ou jaune, bordé d’argent.

Quand les trois picadores, enchâssés dans leurs selles à piquets comme des chevaliers du moyen-âge, se furent placés, la lance en arrêt, à vingt pas les uns des autres, le long de la barrière, et que l’essaim des chulos se fut dispersé dans l’arène, toutes les bouches se turent et les yeux se fixèrent. Alors un alguazil à cheval, vêtu comme les Crispins de Molière et coiffé d’un chapeau à plumes, alla saluer le président de la course et demander la clé du toril. Cette clé lui fut jetée, et il courut la remettre au gardien, après quoi il enfonça les éperons dans le ventre de son cheval et se sauva au milieu des huées de la foule, qui fait tout au monde pour épouvanter la monture, dans l’espoir que l’alguazil pourra être atteint par le taureau, ce qui causerait une joie ineffable. La porte en effet s’ouvrit derrière lui, et un taureau superbe se précipita en bondissant dans l’arène. C’était un animal énorme, presque noir, dont chaque mouvement trahissait à la fois la force prodigieuse et la légèreté surprenante. Arrivé au milieu du cirque, il s’arrêta comme ébloui, regarda la foule, frappa du pied le sol, et poussa, au milieu du silence général, un rugissement terrible. Cinq ou six chulos vinrent agiter autour de lui leur capa, ou manteau de soie. Le taureau prit son élan et poursuivit avec une telle rapidité un de ces élégans danseurs, que je le crus perdu ; arrivé à la barrière, le chulo la franchit avec l’agilité d’un clown, et le taureau donna, un pouce plus bas que ses jambes, un si furieux coup de tête, que les épaisses planches de chêne, traversées d’outre en outre, volèrent en éclats.

Un second chulo poursuivi à son tour se sauva de la même manière ; mais cette fois le taureau, au lieu de se jeter tête baissée contre le mur de bois, s’arrêta court, fit un bond énorme et franchit la barrière. Ceci peut vous donner une idée de la vigueur des taureaux de combat, car la barrière a, comme je vous l’ai dit, près de six pieds de haut, et il n’est pas un cheval au monde, sans excepter Lottery, qui puisse faire un pareil saut. Cet incident, qui se renouvelle fréquemment, cause du reste rarement des malheurs. De l’autre côté de la balustrade, le taureau tomba dans le chemin creux dont je vous ai parlé ; ceux qui s’y trouvaient lui firent place et sautèrent dans le cirque en toute hâte ; l’animal, harcelé de tous côtés, rentra au grand trot dans l’arène par une porte qu’on ouvrit devant lui. Ce fût alors seulement qu’il aperçut pour la première fois les picadores. A la vue du premier cavalier qui l’attendait immobile, la lance en arrêt, il s’arrêta un