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instant ; puis, courant à lui tête baissée, il reçut sans hésiter un coup de pique, et prit le cheval en plein poitrail ; sa longue corne entra tout entière, comme un poignard, dans le corps de la malheureuse bête. Soulevant alors sur sa tête, avec une vigueur inconcevable, le cheval mourant et le cavalier qui restait ferme en selle, il les lança contre la barrière, au pied de laquelle ils tombèrent l’un sur l’autre. En ce moment, un frisson courut dans tous mes os, et je me sentis pâlir. Je m’étais bien attendu à un combat véritable, je savais qu’il ne s’agissait point d’une peinture ou d’une représentation puérile ; mais j’avais mal deviné, et il est impossible de pressentir l’émotion poignante, si différente des émotions de théâtre, qui vous attend à la vue de ce drame réel qui s’accomplit devant vous. Mes amis fumaient et examinaient en souriant ma contenance ; je repris donc bravement ma lorgnette. L’homme avait si complètement disparu sous sa monture, que je le croyais aplati et écrasé ; c’est ainsi qu’un picador doit tomber. Son coursier lui sert de bouclier, et j’en compris bientôt la nécessité : le taureau revint furieux sur le cheval abattu, et il plongea de nouveau ses deux cornes dans le ventre, d’où les entrailles coulèrent à l’instant sur l’arène. Les chulos accoururent et détournèrent sur eux l’animal pendant que l’on dégageait le picador pris sous le cadavre de son cheval ; mais le taureau, apercevant le second cavalier, laissa ces jolis danseurs qui volaient autour de lui comme des abeilles, et courut au picador. Arrivé à quatre pas du cavalier, il s’arrêta comme pour choisir sa place : ce cavalier était Juan Gallardo, le plus brave de tous les picadors d’Espagne. Au lieu d’attendre le taureau, il poussa son cheval vers lui. L’animal s’acculait sur les jarrets pour mieux bondir, l’homme baissait sa lance ; il y eut un moment d’anxiété terrible. Par un mouvement de témérité superbe, Gallardo piqua du bout de sa lance les naseaux de son ennemi ; le taureau s’élança avec frénésie. Gallardo planta sa pique au-dessus de l’épaule gauche et la maintint avec une telle vigueur, que le monstre, en chargeant, fit ployer comme un arc et rompre comme un jonc cette forte barre de frêne ; puis, enfonçant sa corne dans le flanc du cheval, il le jeta à la renverse, à six pas en arrière, sur son cavalier, sauta par-dessus ses deux victimes, et courut au troisième picador, dont le cheval, une seconde plus tard, roulait éventré sur l’arène. Bueno toro ! bueno toro ! (bon taureau ! bon taureau !) hurla la foule.

Gallardo était tombé devant moi. A demi écrasé sous sa monture, il n’avait pas changé de couleur, et avant d’être dégagé il remerciait, d’une main qui restait libre, la multitude qui l’applaudissait. Il faut que ces hommes soient de bronze. Leur jambe droite, à la vérité, est bardée de fer ; mais c’est à gauche qu’ils tombent toujours sur leurs bras vêtus seulement de velours. Ils reçoivent à chaque chute, sur leur poitrine couverte de satin, un cheval mourant avec sa selle de bois, et leur tête