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ivrognes, que leurs camarades s’efforçaient de contenir. Au meeting de Baltinglass, même sobriété. Une autre fois, je me rendais à Dingle à bord d’un navire marchand : la mer était mauvaise, et notre capitaine, qui n’était pas sans inquiétude, voulant soutenir le courage de ses matelots, qui étaient tous teetotalers, leur déclara qu’il prenait sur sa conscience de les délier du serment de la tempérance, et leur offrit du whisky ; mais tous sans exception refusèrent.

Pendant mon séjour à Dublin, je fus l’objet de mille prévenances de la part des membres du comité teetotalist. Ces politesses n’étaient pas sans une arrière-pensée de prosélytisme. On m’invita à assister aux séances de la société, et, si je n’ai pas prêté le serment, ce n’est certainement pas faute d’avoir entendu débiter de belles choses sur le teetotalism. Je me rendis un soir à la salle du Royal Exchange, lieu consacré aux séances. La salle, quoique très vaste, était remplie de monde ; on y étouffait. Dans le fond, et au-dessus d’une longue table verte occupée par le comité, l’on voyait une pièce de toile bordée de ruban rose, portant les mots : Don’t enlist in the drunkards’ army (ne vous enrôlez pas dans l’armée des ivrognes). Au-dessous de cette légende était un planisphère placé entre quatre planches anatomiques coloriées, représentant chacune une section de l’estomac de l’homme :

The stomach in a healthy state. — L’estomac à l’état de santé.

The stomach of the drunkard.- L’estomac de l’ivrogne.

The stomach of the drunkard after the debauch. — L’estomac de l’ivrogne après l’ivresse.

The state of the stomach of the drunkard after death from delirium tremens. — L’estomac de l’ivrogne après la mort causée par le delirium tremens.

Ces planches étaient coloriées en couleurs très vives, exagérées à dessein par le peintre pour faire ressortir les ravages des boissons enivrantes et frapper vivement les esprits. Dans la foule des spectateurs, je reconnus le cocher dont je me servais habituellement, mon bottier, le colporteur de journaux et le domestique de ma pension ; enfin j’avisai aussi un quaker, marchand de chaussettes et de bonnets de coton, chez lequel j’avais fait quelques emplettes, et qui, à mon insu, ne se trouvait être rien moins que le secrétaire de la société. Il me reconnut, m’aborda fort poliment, et, m’appelant par mon nom, il me pria de prendre place à côté de lui devant le tapis vert.

Le président ouvrit le meeting en recommandant au public le décorum et le bon ordre avec d’autant plus d’instance, dit-il, que plusieurs gentlemen teetotalers américains assistaient à la séance. Ma place auprès de mon quaker me rendait le point de mire de toute la salle ; tous les yeux se dirigeaient vers moi, pendant que de mon côté je regardais à droite et à gauche pour chercher les Américains que je découvris