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ordre. On voit circuler un certain nombre de ces lettres de change parmi les négocians chinois.

La plupart des petits marchands de Canton sont excessivement rusés et trompeurs, surtout quand ils ont affaire à des étrangers. Leur premier prix est généralement le double ou le triple de celui auquel ils finissent par céder leurs articles. Ce n’est jamais sans de profonds soupirs qu’ils se rendent aux argumens très justes de leurs pratiques[1]. A Macao, il est de notoriété publique que les Chinois ont trois prix bien distincts : l’un pour leurs compatriotes, qui est très modéré ; le second, pour les Macaïstes, qui l’est un peu moins, et un autre enfin pour les étrangers, qui est très élevé. C’est une règle admise et à laquelle tout le monde est obligé de se soumettre.

Tels sont les hommes auxquels nos commerçans vont avoir affaire. Voyons maintenant quelle direction il conviendrait de donner à leurs efforts. Nous ne parlerons pas d’une première difficulté très grave, et pour le moment insurmontable : celle qui naît de la concurrence, nécessairement victorieuse, du commerce anglais et américain. L’ouverture des nouveaux ports chinois a imprimé à ce commerce une activité prodigieuse. L’importation anglaise a même, depuis 1842, constamment dépassé les limites de la consommation chinoise. Une telle exagération du mouvement commercial, jointe à la redoutable concurrence que les États-Unis viennent faire sur ces côtes lointaines aux manufactures de la Grande-Bretagne, a déjà provoqué, et amènera encore des crises fréquentes. Ces marchés, qui, pour une grande partie de l’Europe, ne datent en quelque sorte que d’hier, offrent déjà tous les inconvéniens des vieux marchés de nos contrées. Ne nous laissons pas décourager cependant par ces premiers obstacles. Le tableau des importations et des exportations de Chine pendant l’année 1844 nous indiquera dans quelles limites notre commerce pourrait, sans témérité, développer ses opérations.

Canton a reçu, pendant cette année, sous pavillons britannique, américain, français, hollandais, belge, espagnol, portugais, danois, suédois et allemand, une valeur de 96,889,000 fr. (l’opium non compris) - A Ning-po (sans l’opium), les importations se sont élevées à 2,535,000 fr. — A Changhaï, on ne connaît avec précision que le chiffre de l’importation anglaise (sans l’opium), qui a été de 12,533,000 fr. — A Amoy, pour le premier semestre, on n’a aussi que le chiffre de l’importation anglaise, qui s’est élevé à 1,734,000 ; pour le second semestre, on a le chiffre de l’importation totale, qui se monte à 4,709,000 (toujours sans compter l’opium).

L’importation de l’opium en Chine ne figure dans aucun état officiel ; mais on l’évaluait généralement à 50,000 caisses pour 1844. Le malwa se vendait 810 piastres

  1. Tous les membres de la légation française en Chine ont connu, dans la rue Ta-toung-kaï, un vieux marchand surnommé Toké-trou, à cause de l’habitude qu’il avait prise de prononcer à chaque instant ces deux mots anglo-cantonais, qui signifient I talk true (je dis la vérité). En présence de l’acheteur européen, cet homme n’était plus un marchand, c’était un comédien consommé, qui jouait son rôle avec un art vraiment admirable, soit qu’il touchât avec amour ses boîtes de laque, ses statuettes en bronze, ses délicieux petits vases en jade, soit qu’il se rendît enfin à des offres toujours très généreuses avec l’air désolé d’un père à qui l’on arracherait son enfant, ou qu’il se fâchât très sérieusement pour vous avoir fait payer un objet quatre fois au-delà de sa valeur réelle.