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trop pour son malheur la cruelle expérience qu’elle semble au moment de risquer !

La situation de l’Irlande s’est encore aggravée depuis que nous l’avons décrite ; la famine engendre l’émeute, et le sang a coulé. Les assassinats recommencent, les expéditions nocturnes des paysans tiennent toute la police sur pied ; poussés par le désespoir, les malheureux bravent même à présent en plein jour la fusillade des dragons et menacent de prendre des villes d’assaut. Si cruelles que soient les angoisses de la vie animale, l’ordre social ne peut cependant périr au milieu de ce déchirement ; on doit le sauver à tout prix, et tenir, s’il le faut, l’épée d’une main tout en donnant du pain de l’autre. On ne saurait néanmoins s’empêcher de ressentir une profonde pitié pour ces populations égarées par la souffrance, victimes fatales d’un système dont elles portent le poids sans en mériter la responsabilité. Le misérable Irlandais aime trop sans doute à vivre au jour le jour, et se contente trop facilement d’une infime existence où le lendemain ne compte jamais. Sur qui rejeter la faute de cette apathie déplorable, sinon sur les classes supérieures, qui n’ont rien fait pour y remédier ? Pourquoi les propriétaires, maîtres absolus de leurs terres, d’où ils peuvent expulser le tenancier à leur gré (temancy at with), n’ont-ils pas encore imaginé une meilleure répartition du travail ? Pourquoi laissent-ils à la fois la race et le sol de l’Irlande s’épuiser sous une administration incapable ? Il y a de cette incapacité deux causes certaines, et nous ne parlons ici que, des propriétaires résidons : il y a d’abord l’inactivité, l’inapplication du country-gentleman irlandais, la vie fainéante qu’il mène de père en fils sans désir de s’améliorer, sans autre intérêt que la chassé et les courses ; il y a plus particulièrement peut-être l’embarras presque universel qui grève les patrimoines et les soumet à la gestion d’un syndicat de créanciers. L’aristocratie d’Irlande a plus peur de déroger que la noblesse anglaise, et dans cette oisiveté, où elle s’enferme par orgueil en même temps que par paresse, elle ne profite ni de la voie frayée par les entreprises industrielles, ni du champ que lui ouvrent les mille fonctions du gouvernement ; elle ne sait où placer ses cadets, et il arrive souvent que le père de famille tire tout ce qu’il peut de son domaine et n’y dépense rien, ne laissant à l’aîné de ses enfans qu’un fonds dévasté, pour donner de l’argent aux autres. Heureux encore quand il est à même de se permettre ces spéculations déplorables ! Mais la plupart des landlords irlandais portent toujours le poids de leurs folies passées. Le haut prix des subsistances jusqu’en 1815 avait augmenté leurs revenus dans une proportion aussi extraordinaire que les circonstances ; ils s’étaient endettés davantage à mesure qu’ils s’enrichissaient. La paix faite dans le monde, tous les marchés se rouvrirent pour l’Angleterre, et l’Irlande perdit d’autant, les propriétaires s’obérèrent de plus en plus pour soutenir le train qu’ils avaient pris, jusqu’au jour où il fallut confesser la ruine. Ce fut alors que les créanciers se substituèrent aux grands seigneurs dans l’administration de leurs majorats inaliénables, et depuis il est encore beaucoup de propriétaires qui vivent de la pension qu’on leur laisse pendant que les hommes d’affaires pressurent la terre pour amortir plus vite ces vieux emprunts dont elle répondait.

Il faut connaître cette situation particulière de la propriété irlandaise pour comprendre comment, dans ces derniers temps, il a pu venir à quelques personnes l’idée désespérée que voici. Le gouvernement anglais se serait substitué seul aux