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avec l’ennemi, il ne se déconcerta jamais et trouva moyen de suppléer à tout. Les convois qu’on lui expédiait d’Europe étaient interceptés, il lui arrivait même de manquer de munitions de guerre : Suffren n’en continuait pas moins à harceler les escadres anglaises. Il démâtait ses frégates pour mâter ses vaisseaux, improvisait des ateliers et des chantiers, empruntait des soldats à M. de Bussy pour en faire des matelots, et les lui rendait aguerris par une glorieuse journée. Dans l’espace de sept mois, il joignit quatre fois l’amiral Huglies et lui mit treize cents hommes hors de combat. Les préliminaires de la paix étaient déjà signés en Europe, que, maître de Gondelour et de Trinquemalé, il combattait encore pour défendre ses conquêtes. C’est assurément le plus grand caractère, le seul général, pour emprunter une expression du comte d’Estaing, qui se soit manifesté dans cette guerre. Appelé par une chance imprévue au commandement supérieur des forces que nous avions réunies dans la mer des Indes, Suffren vit une paix trop prompte lui fermer cette carrière de gloire où il grandissait chaque jour. Que n’eût-il point accompli, si cette guerre se fût prolongée, s’il eût pu opposer à l’amiral Hughes des capitaines complétement initiés aux secrets de ses plans périlleux, si, comme un maître aimé entouré de ses disciples, il n’eût jamais eu à redouter des vaisseaux qu’il conduisait au feu ni hésitation, ni fausse interprétation de ses ordres ! Quoiqu’il n’ait point obtenu d’aussi éclatans résultats que le vainqueur d’Aboukir et de Trafalgar, Suffren semble avoir conçu le premier la pensée des modifications que devait subir la stratégie maritime. Nelson le trouva devant lui dans ce chemin aventureux, comme Bonaparte devait rencontrer dans le sien l’ombre du grand Frédéric.

La gloire de la France n’eut donc point à souffrir de cette lutte. Les combats de M. de Suffren nous consolèrent de la défaite du comte de Grasse, et, après quatre années de guerre, le dommage matériel se trouva à peu près balancé entre les deux marines belligérantes. Soit par accident, soit du fait de l’ennemi, la France et ses alliés avaient perdu 117 navires, dont 20 vaisseaux de ligne ; l’Angleterre, 16 vaisseaux et 181 navires. Nos sacrifices, en y comprenant les pertes essuyées par les États-Unis, la Hollande et l’Espagne, atteignaient le chiffre total de 5,000 bouches à feu, ceux des Anglais, le chiffre de 4,000. Leur matériel naval avait un peu moins souffert que celui des puissances alliées, mais cette différence était sans doute plus que compensée par la reprise de Minorque et l’émancipation du continent américain. Cependant les efforts de l’Angleterre, de 1780 à 1783, n’étaient guère restés au-desous de ceux qu’elle déploya dans la grande guerre de la révolution et de l’empire. Elle avait entretenu successivement à la mer 85,000, 90,000, 100,000, et enfin 110,000 matelots, et, au mois de janvier 1783, quelques mois avant la conclusion de la paix, elle avait porté ses armemens