Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/426

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

flotte de Brest n’en avaient pu embarquer que pour quinze jours. Ainsi approvisionnés, avec des mâts jumelés parce qu’on n’avait pu les changer, des gréemens en mauvais état, des coques mal réparées et mal calfatées, ces vaisseaux étaient envoyés à la mer au cœur de l’hiver, pour y affronter les tempêtes inévitables du golfe de Gascogne et la rencontre probable de 33 vaisseaux ennemis. Les vents contraires obligèrent bientôt les 6 vaisseaux destinés pour Toulon à partager leurs vivres avec leurs compagnons, menacés d’en manquer. Arrivée à cent cinquante lieues de nos côtes, la flotte, déjà dispersée, fut assaillie par un coup de vent si violent, que trois vaisseaux, le Neuf 7hermidor, le Scipion et le Superbe, coulèrent à la mer ; le Neptune se jeta à la côte entre Bréhat et Morlaix, et, un mois après avoir quitté Brest, les débris de ce puissant armement regagnèrent le port sans avoir pu atteindre le but qu’on s’était proposé par cette désastreuse sortie.

De pareilles expéditions semblent fabuleuses aujourd’hui : des navires exposés à manquer de vivres à la mer, sombrant de vétusté au premier coup de vent, naviguant avec des mâts à demi brisés et des gréemens hors de service, ce sont là des misères que notre génération n’a pas connues et a peine à comprendre. Telles étaient cependant les difficultés contre lesquelles eurent à lutter nos marins pendant les premières années de la république. Il fallait sans doute beaucoup de résolution et d’énergie pour ne pas se laisser abattre par des chances aussi défavorables ; il fallait surtout que ces hommes fussent animés d’un dévouement bien profond, d’une abnégation bien exaltée, pour qu’ils consentissent à engager leur honneur et leur responsabilité dans des entreprises fatalement destinées à d’aussi déplorables issues. Nous ne pouvons apprécier ce qui se passait alors dans notre marine sans embrasser du même coup d’œil l’ensemble de cette époque fiévreuse, où le même cachet, d’outrecuidance et d’audace se retrouve dans le gouvernement de la société comme dans la conduite de la guerre, dans les plans de constitutions politiques comme dans ceux d’expéditions militaires. Malheureusement l’influence de cette époque révolutionnaire et de la direction qu’elle avait donnée à la guerre maritime ne s’éteignit point complétement avec elle. Long-temps après qu’elle eut fait place à des temps mieux réglés et plus prospères, on vivait encore à bord de nos vaisseaux sur ces traditions de désordre et de négligence, qu’elle avait léguées à la marine de l’empire. Avant tout, on s’y confiait dans son courage, dans sa ferme résolution de mourir à son poste et de vendre chèrement sa vie ; mais on y songeait peu à préparer un succès certain par des soins constans et des dispositions habiles ; puis, le jour de l’action venu, si l’on se trouvait en face d’un ennemi mieux exercé, mieux discipliné, maniant avec plus de facilité et de précision ses voiles et ses canons, on se tenait pour satisfait de ne laisser entre