Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/429

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui eurent bientôt mis les voiles de ce vaisseau en lambeaux, et l’empêchèrent de s’occuper de la réparation de ses avaries. Cependant plusieurs vaisseaux français avaient viré de bord et menaçaient de couper l’Agamemnon de la flotte anglaise. Le Ça ira lui-même, avec l’assistance de la frégate qui le remorquait, était parvenu à exécuter la même évolution et à faire route vers les vaisseaux qui s’avançaient à son secours. Nelson dut céder à la nécessité et obéir aux signaux de l’amiral Hotham, qui rappelait son avant-garde, craignant de la compromettre dans un engagement partiel avec des forces supérieures. À deux heures et demie de l’après-midi, le feu cessa de part et d’autre. Le vaisseau le Censeur, que commandait le capitaine Benoît, remplaça la frégate la Vestale, qui avait jusque-là remorqué le Ça ira, et à laquelle ce vaisseau devait son salut. Les deux escadres, reformant aussi bien que possible leur ligne de bataille, passèrent encore cette nuit à vue l’une de l’autre, et attendirent le jour avec impatience.

Au lever du soleil, il faisait presque calme : le Sans-Culotte, qui, pendant la nuit, s’était séparé de la flotte française, avait disparu et se dirigeait sur Gênes ; le Censeur et le Ça ira étaient sous le vent à une distance considérable des autres vaisseaux, et l’escadre anglaise, profitant d’une petite brise de nord qui venait de s’élever et lui avait donné l’avantage du vent, se portait sur ces deux vaisseaux ainsi isolés, comptant s’en emparer avant que le reste de notre flotte pût leur venir en aide. Les premiers vaisseaux anglais qui se présentèrent pour attaquer le Censeur et le Ça ira furent deux vaisseaux de 74, le Captain et le Bedford. Pendant que les deux amiraux multipliaient les signaux pour amener de nouvelles forces sur le lieu du combat, ces quatre vaisseaux échangeaient déjà de rapides volées en présence des deux flottes, rendues immobiles par le calme plat qui venait de succéder à une folle brise bientôt éteinte on eût dit, à les voir au milieu de ce champ clos, de valeureux champions choisis par les deux armées pour éprouver la fortune de la journée. Quoique placés par les avaries du Ça ira dans la position la plus désavantageuse, les vaisseaux français n’avaient point paru s’émouvoir de cet engagement inégal. Unis l’un à l’autre comme ces jeunes héros que Thèbes envoyait au combat, ils présentaient, sous ce ciel aussi bleu que celui de la Grèce, sur ces flots aussi purs que ceux de Salamine, un spectacle imposant et digne de l’antiquité. Le vaisseau le Censeur, encore frais et valide, qui n’avait point une corde coupée ni une voile avariée, qui eût pu échapper sans peine à cette terrible chance d’avoir bientôt toute une flotte à combattre, se tenait, au contraire, plus serré contre son compagnon à l’approche du danger, comme pour lui mieux garantir son concours et sa résolution de partager sa fortune. Le sort sembla vouloir favoriser cette détermination héroïque. Au bout d’une heure, le vaisseau le Captain n’avait point une voile qui