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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/58

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ton monde de chair : libre à toi de le choyer, de le remplir de viande et de vins mais ne t’élève pas plus haut, et laisse-moi, laisse-moi.

PANCRACE.

Esclave d’une seule pensée, d’une seule forme, guerrier, poète et pédant, honte à toi !

Formes et pensées pour moi ne sont rien ; je les pétris, je les façonne comme bon me semble.

LE COMTE.

Impossible, tu ne me comprendras jamais, jamais ! car ton père et ton aïeul et tes ancêtres disparurent morts et enterrés dans la fosse commune avec la populace, comme des objets sans vie et sans valeur. Il n’y a pas eu parmi eux un seul homme, c’est-à-dire un seul être doué d’esprit immortel et par conséquent de force. (Il montre à Pancrace les portraits de ses ancêtres.) Regarde ces figures une pensée patriarcale, une pensée patriotique, sociale, la pensée ennemie de la tienne, se lit dans les rides de ces fronts. Or, leur pensée est passée en moi ; elle vit en moi. Mais toi, homme, dis-moi où est ta terre natale ? Chaque soir, tu dresses ta tente sur les ruines d’une maison de ton prochain, et chaque matin tu la plies pour la faire rouler plus loin ! Jusqu’à présent, tu n’as pas réussi à trouver ton foyer domestique, et tu ne le trouveras pas tant qu’il existera cent hommes capables de s’écrier avec moi : Gloire à nos pères !

PANCRACE.

Oui, gloire à tes aïeux sur la terre et aux cieux ! En effet, il y a de quoi se glorifier ! regarde un peu.

Ce staroste que voilà faisait fusiller comme des moineaux de vieilles femmes sur les arbres, et tout vivans faisait griller les juifs. Celui-là avait un cachet et une signature, en qualité de chancelier qu’il était ; mais il s’en servait pour faire des faux, brûler des actes et des titres, acheter des juges, et, à l’aide du poison, il s’adjugeait des héritages et des propriétés. Plus loin, ce beau brun à l’œil de feu violait tout bonnement les femmes de ses amis. Quant à celui-ci, c’est probablement pour avoir servi l’étranger qu’il porte le casque italien et l’ordre de la toison d’or. Cette dame pâle, aux magnifiques cheveux noirs, celle-là se prostituait à son laquais. Cette autre, en train de lire la lettre de son amant, attend la nuit avec impatience, et l’on devine pourquoi. Celle-ci, étendue sur son divan avec un épagneul à ses pieds, était une concubine de rois. Voilà la source de vos généalogies sans fin et sans tache ; mais j’aime ce gaillard-là au justaucorps vert il ne faisait que s’enivrer du matin au soir avec des gentilshommes ses frères, et envoyait les paysans en compagnie de ses chiens chasser le cerf. Folie et oppression partout : c’était là votre raison et votre force ! Cependant le jour du jugement approche, et je n’oublierai aucun des ancêtres, j’en prends l’engagement.

LE COMTE.

Tu te trompes, fils de roturier. Toi et les tiens n’existeriez plus, si nos ancêtres ne vous avaient nourris de leur pain, défendus de leur poitrine. Et lorsque d’un troupeau de bêtes et de brutes vous devîntes des créatures humaines, ils vous construisirent des églises et des écoles, partageant avec vous tout, excepté les dangers de la guerre, parce qu’ils savaient que vous n’êtes pas faits pour la guerre.