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Ta parole, Pancrace, se brise contre leur vieille gloire, comme jadis le glaive des païens se brisait contre leurs armures. Ta voix ne troublera même pas le repos de leurs cendres. Elle s’éteindra solitaire comme les hurlemens d’un chien enragé qui court en chancelant et en répandant l’écume jusqu’à ce qu’il crève on ne sait où.

Et maintenant, mon hôte, il est temps que tu me quittes ; je te laisse aller libre

PANCRACE.

Au revoir donc sur les remparts de la Sainte-Trinité, et lorsque vous n’aurez plus ni poudre ni balles !…

LE COMTE.

Eh bien ! nous nous rapprocherons jusqu’à la longueur de nos épées ! Au revoir !

PANCRACE.

Nous sommes deux aigles de la même espèce, mais ton nid est brûlé par la foudre. (Il met son bonnet de liberté et s’enveloppe de son manteau.) En passant ce seuil, je laisse ici la malédiction due à la vieillesse. Je te voue, toi et ton fils, à la destruction.

LE COMTE.

Holà ! Jacob. (Jacob entre.) Reconduisez cet homme aux avant-postes.

JACOB.

Que le Seigneur Dieu me vienne en aide ! (Ils sortent.)


IV.

Bottomless perdition.
MILTON.

Des bastions de la Sainte-Trinité aux cimes des rochers, à droite et à gauche, partout enfin s’étend un brouillard épais, pâle, immobile et silencieux[1] ; ombre immense comme l’océan qui jadis avait ses bords là où sont ces cimes noires et aiguës, et entr’ouvrait ses abîmes là où est la vallée que l’on ne voit pas, car le soleil n’est pas encore levé.

Toutes nues et debout sur cette île de granit se dressent les tours du château-fort. Leurs larges fondations, scellées dans le rocher, attestent une œuvre du moyen-âge. Ces masses imposantes appartiennent à la montagne comme le centaure appartient à son cheval. Planté sur la plus haute des tours, un étendard flotte seul dans l’atmosphère grisâtre.

Peu à peu l’obscurité s’éclaire, le silence se réveille. Dans la montagne déjà mugit le vent ; les rayons du soleil courent, se précipitent à travers les nuages, et percent de leurs aiguilles d’or cette nier de brumes.

  1. Ce n’est pas sans dessein que l’écrivain polonais donne au paysage où va se passer le dernier acte du drame des proportions confuses et des limites indéfinies. Son but est de préparer la solennité du dénouement : le poète ne saurait trop agrandir la scène où il va faire paraître le Christ,