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des flots mobiles tour à tour voilés d’ombres et inondés de clartés argentées, tandis que des essaims de mouches à feu traçaient en tout sens des raies lumineuses comme les étincelles phosphorescentes des vagues. Les yeux fixés sur l’étoile du nord, qui nous servait de boussole, nous avancions toujours. Bientôt cette végétation devint moins pressée et ne ressembla plus qu’à des flaques d’eau espacées ; nous atteignîmes enfin des landes sablonneuses. Les arbres reparurent alors, et nous fîmes balle au milieu d’un petit bois qui étendait son taillis épais à droite et à gauche.

Une fois notre frugal repas du soir terminé, Anastasio songea au déjeuner du lendemain. Les préparatifs dont il s’occupa méritent d’être mentionnés. Tirant son couteau de sa gaîne, il creusa dans cette terre friable un trou d’un pied de profondeur environ sur une largeur à peu près égale, et remplit cette cavité d’herbes sèches auxquelles il mit le feu, en y ajoutant de temps à autre une poignée de menues branches. Quand il eut ainsi formé un foyer de braises ardentes, il combla le trou avec du bois plus gros, qui ne tarda pas à s’enflammer à son tour, et enfin couvrit ce bûcher d’un lit de pierres. A mesure que le bois se consumait, les cailloux s’échauffaient, rougissaient, et, le bûcher s’affaissant de plus en plus, ils atteignirent bientôt le fond de la cavité, dont les parois de terre furent dès-lors suffisamment chauffées. Anastasio jeta dans ce four la tête de mouton couverte de son cuir, et boucha de nouveau l’orifice avec des branches de bois vert sur lesquelles il étendit et foula les déblais de terre. Cela fait, il m’annonça que nous n’avions plus qu’à dormir jusqu’au lendemain matin.

Le lendemain, dès que le soleil parut à l’horizon, Anastasio sella et brida nos deux chevaux pour la dernière fois. Quand il les eut attachés à côté de nous, il tira des broussailles où il les avait déposées pour rafraîchir nos outres, hélas ! déjà diminuées, et mit son flacon d’eau-de-vie à notre portée. Restait à creuser de nouveau le trou dans lequel cuisait à l’étouffée la tête de mouton, espoir de notre déjeuner. A peine le couteau eut-il légèrement remué la terre, qu’une odeur aromatique s’éleva du sol comme d’un flacon qu’on débouche. La tatemada, tirée du four, me parut d’abord médiocrement appétissante : ce n’était plus qu’une masse informe carbonisée ; mais Anastasio, écartant avec précaution les parties consumées, mit à découvert la chair purpurine que cachait cette carapace noirâtre, et je dois avouer que notre repas d’adieu fut des plus succulens. Le moment vint enfin de nous séparer. Toujours respectueux, Anastasio vint encore me tenir l’étrier. Je pressai sa main comme celle d’un ami, puis le cœur gros, mais la bouche muette, pour ne pas trahir une faiblesse bien excusable, nous nous dîmes adieu du geste. Je me dirigeai vers le nord, Anastasio se tourna vers le sud, et le galop de son cheval l’eut bientôt dérobé à ma vue.