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une situation trop forte. Sur ces points délicats, les trois puissances furent quelque temps à s’entendre. Enfin l’empereur Alexandre déclara qu’il renoncerait à Cracovie, pourvu que cette ville fût déclarée indépendante. Il est juste de reconnaître qu’à cette époque le prince de Metternich goûta peu cette idée ; néanmoins il dut céder, et il fut stipulé que la ville de Cracovie n’appartiendrait ni à l’Autriche, qui l’avait abandonnée en 1809, ni à la Russie, et qu’elle formerait une république libre et indépendante. N’oublions pas que les articles relatifs à la Pologne sont consignés comme toutes les autres dispositions fondamentales du congrès de Vienne, dans un acte que signèrent, avec les trois puissances du Nord, l’Angleterre et la France. C’est l’acte du 9 juin 1815. L’affaire de la Pologne avait même été particulièrement soumise à une discussion générale, et ce fut au sujet de la question polonaise, aussi bien que pour la question saxonne, que la France fit reconnaître solennellement le droit qu’elle ne pouvait perdre, malgré ses revers, d’intervenir dans tout ce qui intéressait l’équilibre européen.

Ce caractère du pacte général européen, qui jusqu’à présent avait fait la force des traités de Vienne, a été ouvertement méconnu par les trois puissances. Est-ce habile ? Tant que Cracovie a gardé son indépendance nominale, les trois puissances protectrices n’y étaient pas moins maîtresses, et l’incorporation de cette petite république à la monarchie autrichienne ne leur apporte pas de forces nouvelles. On n’a donc pu se proposer autre chose que de, donner une marque de dédain a l’opinion libérale et aux gouvernemens constitutionnels de l’Europe ; mais a-t-on pris garde que, pour se permettre cette satisfaction, on était obligé d’aller plus loin que ne le conseillait la prudence, et qu’on portait atteinte aux plus précieuses garanties ? Nous serions tentés de croire qu’on s’en est aperçu, mais trop tard, car les trois puissances, après avoir bravé l’opinion, ont, par une nouvelle inconséquence, cherché à se la concilier, à la ramener, en lançant dans les colonnes de l’Observateur autrichien un immense factum où elles rejettent sur la propagande révolutionnaire la responsabilité de leur coup d’état. A les entendre, si les trois puissances n’eussent pas supprimé l’indépendance de Cracovie, elles se seraient attiré, de la part de leurs propres peuples, et même de la part de toute l’Europe, le reproche de la plus grande imprévoyance. C’est un autre reproche que l’Europe adressera aux trois cabinets ; elle s’étonnera, elle leur demandera compte de la singulière témérité avec laquelle ils ont pris l’initiative et comme donné le signal de la violation des traités. Nous comprenons la politique et les calculs de la Russie. Elle avait renoncé, depuis 1815, à posséder en propre Cracovie et son territoire ; matériellement elle ne perd rien, et elle aggrave la complicité de l’Autriche et de la Prusse dans ses entreprises contre la nationalité polonaise Le cabinet de Vienne, celui de Berlin, devaient-ils accepter avec un empressement aveugle une pareille situation ? M. de Metternich semble perdre, sur ses vieux jours, cette modération adroite à laquelle il avait dû souvent d’éviter des crises redoutables, et le prince qui gouverne la Prusse ne se rappelle plus qu’il y a six ans il mettait sa gloire à être l’espérance de l’Allemagne libérale. On pourrait placer en regard de la spoliation subie par Cracovie les nombreux discours de Frédéric-Guillaume sur le principe du droit considéré comme le fondement des sociétés européennes.

Si la résolution des trois puissances de supprimer l’indépendance de Cracovie remonte à plusieurs mois, elles ont pensé que le différend survenu entre