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— Nous courrons les mêmes chances, reprit le boucanier en riant ; puis il nous donna ses instructions. Nous devions nous coucher à plat ventre, le fusil à la main, sur le talus qui encaissait la rivière, et surveiller à travers les hautes herbes les mouvemens des animaux qu’il lancerait vers nous.

— Du reste, ajouta-t-il, vous avez le temps, seigneur français, d’assister, avant de vous mettre en embuscade, à une course comme rarement vous aurez l’occasion d’en voir. Je veux vous montrer ce qu’on peut attendre d’un bon cheval monté par un bon chasseur.

Presque aussitôt il se lança, ventre à terre, dans la direction du troupeau de cibolos, dont le vent nous apportait les mugissemens éloignés. Je restai debout sur le bord de la rivière pour ne rien perdre du spectacle intéressant qui m’était promis. Le chasseur commença par faire un assez grand détour, franchissant avec une aisance imperturbable les nopals épineux et les inégalités de terrain dont la plaine était semée ; le cheval paraissait plutôt voler que courir, et jetait au vent des hennissemens joyeux ; puis le cavalier disparut derrière une colline assez élevée. Cependant le compagnon du hardi boucanier avait planté en terre une baguette de saule surmontée d’un mouchoir à carreaux rouges. Je lui demandai si c’était un signal pour son camarade.

— Non, me dit le chasseur ; les bisons sont comme les taureaux, le rouge les irrite. Si Joaquin en détourne un ou deux, ce mouchoir les attirera infailliblement ici, et nous les tuerons à bout portant : vous aurez soin de les viser au mufle au moment où ils s’élanceront sur nous.

— Est-il donc indispensable, demandai-je au boucanier, de les attirer justement ici ?

— C’est mon métier, répondit le boucanier, qui, comme Matasiete, oubliait que je n’étais pas chasseur de profession. Il achevait à peine de parler, que nous pûmes remarquer une sorte de frémissement et d’agitation dans les rangs du troupeau de bisons qui couvraient les pentes inférieures de la colline derrière laquelle Joaquin avait disparu. C’était l’aventureux chasseur qui venait de gravir la hauteur en sens opposé. Arrivé au sommet, il poussa deux cris aigus, auxquels répondirent des mugissemens prolongés, s’élança du sommet de la colline en bas, comme un bloc de rocher qui s’éboule, et disparut au milieu de cette forêt pressée de cornes et de crinières noires. Le troupeau s’ébranla et fit, dans la direction de nos signaux, un mouvement alarmant ; mais bientôt il se dispersa en groupes nombreux de différens côtés. Je revis alors Joaquin galoper de nouveau, sain et sauf, au milieu des trouées qu’il venait d’ouvrir. Deux bisons d’une taille énorme semblaient être les guides d’une des colonnes détachées du troupeau principal, et ce