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SCÈNES DE LA VIE MEXICAINE.

fut vers ces deux monstrueuses bêtes que le chasseur parut diriger ses attaques. Voltigeant sur les flancs du bataillon, allant, venant avec une légèreté, une audace, qui tenaient du prodige, Joaquin paraissait et disparaissait tour à tour, sans toutefois que les deux chefs se détachassent de leurs compagnons. Enfin il se fit un vide presque imperceptible entre la petite troupe et les buffles conducteurs. Rapide comme l’éclair, le chasseur s’y précipita ; mais, soit qu’il eût trop présumé de l’agilité de son cheval, soit que ce fût une ruse de ses farouches antagonistes, je vis avec une angoisse inexprimable le flot vivant, un instant séparé, se rejoindre, et le malheureux boucanier serré comme dans un gouffre dont la bouche béante se serait refermée sur lui. J’oubliai le cheval pour ne penser qu’à l’homme, et j’échangeai un regard plein d’anxiété avec le compagnon du pauvre Joaquin. Les joues basanées du chasseur s’étaient couvertes d’une pâleur mortelle ; la carabine à la main, il allait s’élancer au secours de son camarade, quand il poussa un cri de joie et s’arrêta. Violemment pressé entre les cornes des deux bisons qui s’étaient enfin éloignés de la colonne dont ils formaient la tête, Joaquin s’était dressé debout sur son cheval, que protégeait contre les coups de cornes l’épaisse couverture de laine attachée sur son corps. Pendant que le groupe serré se dirigeait ainsi vers nous sans se désunir, le boucanier tira son estoc, posa un pied sur les épaules laineuses du bison, plongea la pointe meurtrière au défaut des os, et, dans l’instant où l’animal faisait un dernier effort pour ne pas mourir sans vengeance, s’élança impétueusement à terre. Il était temps, car au même moment mon pauvre cheval, soulevé sur le front du bison, était violemment culbuté. Ce fut ce qui le sauva : il échappa ainsi à l’étreinte de ses deux ennemis, et, se relevant presque aussitôt, se mit à fuir, poursuivi toujours par les deux cibolos. Quant à Joaquin, il courut parallèlement à sa monture, dont il n’avait pas lâché la longe, parvint à s’en rapprocher insensiblement, saisit la crinière du cheval, s’enleva de terre et se remit en selle en poussant un hourra de triomphe.

— À nous maintenant ! dit le chasseur resté avec moi, en reprenant son poste à la vue des deux bisons, qui, acharnés à la poursuite du cheval et du cavalier, se dirigeaient vers nous d’un pas inégal, tandis que la colonne, privée de ses deux guides, s’enfuyait vers les collines. Nous nous jetâmes à plat ventre sur la berge inclinée de la rivière, et nous attendîmes les deux cibolos, qui s’arrêtèrent un instant, découragés, en poussant des mugissemens de rage et en creusant la terre de leurs cornes. Le boucanier agita vivement alors le mouchoir rouge au bout de sa baguette. À l’aspect de la couleur détestée, les deux animaux semblèrent saluer avec une joie féroce un but qui du moins ne reculait pas devant leurs attaques : ils s’élancèrent vers nous. Joaquin s’était jeté de côté, son rôle était rempli. On se ferait difficilement une idée