Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 17.djvu/569

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

épée quand il le faut. Je m’en vais passer tout à l’heure dans cette petite rue écartée qui mène au grand couvent ; mais, pour moi, je vous déclare que ce n’est pas moi qui me veux battre : le ciel m’en défend la pensée, et, si vous m’attaquez, nous verrons ce qui en arrivera. » - Je conçois qu’on ait été obligé de faire, en 1677, des retranchemens aussi fâcheux ; mais ce qui me paraît le tort grave et personnel du traducteur, c’est d’avoir rempli ces vides si regrettables par des inventions communes et propres seulement à faire perdre de vue le dessein et la haute pensée de l’auteur. En effet, en empruntant à Tirso de Molina sa terrible légende et en exposant, dans ce cadre fantastique, les joyeuses et bientôt abominables distractions d’une vie toute de libertinage et de crimes, que s’est proposé Molière ? Il a voulu rendre sensible à tous la loi de progression, en quelque sorte fatale, qui, de vice en vice, conduit un jeune cavalier de distinction au comble de la perversité. Il nous montre d’abord don Juan abusant de tous les dons de la fortune et de la jeunesse, puis cherchant un odieux passe-temps dans la pratique assidue de la séduction, d’où sortent inévitablement les duels, les rapts, les parjures ; bientôt arrivent l’impiété, les sacrilèges, à leur suite l’improbité insolente et le mépris de l’autorité paternelle ; enfin, pour l’achever, survient le seul vice qui lui manquât, l’hypocrisie, qui réunit en elle seule tous les autres vices, et après laquelle il n’y a plus que la damnation. Aussi, est-ce lorsque don Juan a gravi cette dernière cime de la perversité que la colère du ciel éclate, que le marbre des tombeaux s’ébranle et qu’une statue (le prodige paraît croyable !) descend de son mausolée et vient brûler de sa main de glace le cœur du réprouvé. On conçoit ce qu’il y a de grandeur dans la peinture de cette échelle ascendante des vices, de ces degrés qu’on monte fatalement et au bout desquels est l’abîme. C’est là l’idée terrible et profonde que le grand comique philosophe a su couvrir, sans la cacher, de toutes les fleurs de sa sérieuse gaieté. Thomas Corneille a-t-il conservé cette gradation si importante ? Nullement[1]. En échange des scènes capitales qu’il a retranchées, il nous donne les rôles assez jolis de Léonor et de sa tante Pascale, c’est-à-dire qu’il ajoute un nom de plus à la liste des conquêtes et des victimes de don Juan. Et, comme si c’était de sa part un parti pris d’amoindrir la portée de la catastrophe, il fait intervenir la statue vengeresse à point nommé pour empêcher la conclusion d’une des mille et une amourettes du héros, vraie peccadille assurément dans une vie aussi abominable. En résumé, respectons l’œuvre de Thomas Corneille entreprise dans une intention louable et exécutée avec une dextérité de versification souvent heureuse ; mais

  1. Dorimon, dans sa tragi-comédie intitulée le Festin de Pierre ou l’Athée foudroyé, jouée à Lyon en 1658 et un peu plus tard à Paris, n’a pas non plus très bien observé la gradation des crimes. Il fait débuter son héros par le parricide.