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l’amitié la plus sincère, la plus dévouée, ne pouvait lui offrir. En étudiant la cause de sa douleur, en se rappelant jusqu’aux moindres circonstances qui avaient accompagné les premiers développemens de sa passion, en recherchant avec un soin patient les épisodes les plus obscurs de ce récit enfoui au fond de son cœur, il a donné le change à sa pensée. Peu à peu, sans doute, il s’est exalté dans la contemplation de ses souffrances, il s’est enorgueilli des épreuves qu’il avait traversées. Peut-être même, dans un accès de fierté, est-il allé jusqu’à se dire : Personne encore n’a souffert autant que moi ; personne n’a aimé d’un amour aussi ardent, aussi fidèle, aussi persévérant, aussi désintéressé ; personne n’a élevé dans son cœur à la femme préférée un temple aussi magnifique, personne ne lui a rendu un culte aussi fervent. C’est une folie commune chez les amans de s’attribuer le privilège de la douleur et de la fidélité, folie bien digne de pardon, puisqu’elle sert à consoler, à soulager sinon à guérir, à tromper sinon à renouveler les cœurs dominés par une passion sans espérance. En suivant toutes les transformations de la pensée de Pétrarque dans les sonnets et les canzoni consacrés à la peinture de son amour, il est impossible de ne pas arriver à la conclusion que j’énonce. Ses plaintes sont d’abord modestes et résignées ; bientôt elles changent de ton et se laissent emporter jusqu’à l’orgueil. L’ame du poète s’élève par son martyre au-dessus du vulgaire ; elle se fait de sa douleur un trépied, un trône d’où elle domine la foule ignorante, la foule que les épreuves de la passion n’ont pas sanctifiée.

Bientôt toutes ses pensées se tournèrent vers la gloire. Le désir ardent d’obtenir une renommée européenne imposa pour quelque temps silence à la douleur. Ce fut à la langue latine que Pétrarque voulut demander la gloire. Quand on songe que ses œuvres latines comptent à peine aujourd’hui dans l’Europe entière quelques centaines de lecteurs, on s’étonne d’abord de cette résolution. Pourtant, si l’on veut bien se rappeler que dans la première moitié du XIVe siècle, c’est-à-dire quand Pétrarque prenait le parti qui nous étonne aujourd’hui, la langue italienne était à peine formée, la surprise s’évanouit. Quoique le XVe siècle ait donné tort à Pétrarque, nous comprenons sa défiance envers la langue vulgaire de son pays. Comme il avait fait de Cicéron et de Virgile les compagnons assidus de ses promenades solitaires, comme il passait une partie de ses nuits dans la lecture de l’orateur et du poète romains, il devait naturellement être amené à imiter ces deux illustres modèles. Les lettres de Cicéron donnèrent à Pétrarque l’idée d’une correspondance latine avec les personnages les plus éminens de son temps, soit dans les lettres, soit dans l’église, soit dans la politique. Dans son désir de s’entretenir avec les grands hommes de l’antiquité, il allait jusqu’à écrire aux morts glorieux dont le nom domine l’histoire,