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Le champ restant ouvert aux conjectures, chacun l’expliquait selon ses désirs et ses passions. Il est vraisemblable qu’elle se rattachait à un plan de soulèvement de toute la Péninsule contre la France : telle était notamment l’opinion de notre envoyé à Lisbonne, M. de Rayneval. Quel qu’ait été le motif véritable de l’apparition de lord Saint-Vincent dans le Tage, l’incident vint juste à propos pour servir de prétexte aux armemens qu’on allait entreprendre. Le 3 juillet 1806[1], le prince de la Paix annonça confidentiellement au chargé d’affaires de France que de grandes mesures militaires venaient d’être arrêtées et que le chiffre de l’armée allait être porté à soixante mille hommes. Sans le dire ouvertement, il donna à entendre que ces armemens étaient dirigés contre le Portugal. Un autre jour, c’était le 14 juillet, il confia à M. de Vandeuil qu’il méditait un grand projet contre Gibraltar. « Dans quelque temps, lui dit-il, vous apprendrez que cette place, réputée imprenable, est tombée entre nos mains[2]. » Ces demi-confidences étaient une préparation à une communication bien plus grave. Le 23 septembre, le favori dit à M. de Vandeuil, d’un air à la fois mystérieux et solennel : « La guerre va se rallumer sur le continent. Cette fois la Prusse et le Portugal combattront sous les drapeaux de la Russie et de l’Angleterre. J’attends la décision de l’empereur. Tous mes vœux sont pour une rupture complète avec la cour de Lisbonne. Il importe de mettre le temps à profit, pour mieux nous assurer la première compensation par laquelle le continent devra balancer les avantages que cherche à se procurer l’Angleterre. »

Cependant la France s’étonne de cette brusque prise d’armes ; elle ne répond point aux belliqueuses ouvertures du prince de la Paix ; elle écoute, elle observe et s’efforce de pénétrer les mobiles secrets qui font agir le cabinet de Madrid. Cette attitude froide et silencieuse embarrasse le prince. Le 2 octobre, il annonce à M. de Vandeuil que sa résolution est prise. « Toutes les armées de l’Espagne, lui dit-il, vont marcher contre le Portugal ; nous sommes décidés à faire la enquête de ce royaume. » Puis, il s’étonne du silence de l’empereur ; il se lamente sur tant de jours perdus. « Mais tout, ajoute-t-il, peut se réparer encore. » Enfin il déclare que ce ne sont pas soixante mille, mais quatre-vingt mille hommes que le roi a résolu de mobiliser. Aussitôt le cri de guerre retentit dans toutes les familles. Partout on lève des hommes, on achète des chevaux et l’on forge des armes. Tous les officiers et soldats en congé rejoignent leurs corps respectifs. Les colonels de milice sont invités à se trouver le 20 octobre dans leurs arrondissemens respectifs, pour y attendre les ordres du généralissime. On ne sait pas encore

  1. Lettre de M. de Vandeuil à M. de Talleyrand, Madrid, 3 juillet 1806.
  2. Dépêche de M. de Vandeuil, Madrid, 14 juillet.