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Depuis seize ans, privée de la raison, elle n’avait point quitté son palais de Mafra ; mais la vue de tout ce peuple attroupé, de cette douleur universelle, ranima, pour quelques instans, les lueurs de son intelligence. De nobles pensées lui revinrent avec le sentiment des malheurs, et de la honte de son pays. « Eh quoi ! s’écria-t-elle avec une incroyable expression de tristesse, nous quitterions le royaume sans avoir combattu ! Puis, s’adressant à son cocher : « Pas si vite ! pas si vite ! disait-elle, on croirait que nous fuyons. » Après la voiture de la reine venait celle du régent. Ce prince s’avançait, le cœur déchiré et le visage couvert de larmes. Au moment où il quitta le rivage et monta sur le vaisseau qui devait l’emporter, les sanglots éclatèrent de toutes parts, et la foule attendrie répondit à ses touchans adieux par un long gémissement. Tout le personnel de la cour, la plupart des grandes familles, beaucoup de riches négocians, les ministres, les chefs des diverses administrations, la plupart des officiers supérieurs de l’armée, suivirent la fortune des princes, et l’on porte à plus de quinze mille le nombre des personnes que reçurent les vaisseaux portugais. Des vents contraires retinrent, pendant quarante heures, dans la rade et en vue de Lisbonne, le convoi royal. Enfin les voiles s’enflèrent, l’escadre gagna la haute mer, traversa la flotte anglaise, en reçut le salut d’usage qui était comme un dernier adieu et disparut. Une éclipse de soleil eut lieu le jour même où partit la famille royale. Ce phénomène mit le comble à l’émotion qui agitait tous les cœurs. Chacun, à Lisbonne, l’interpréta dans le sens de ses craintes ou de ses espérances, tous y virent une manifestation de la volonté divine.

Tandis que la famille royale fuyait sur ses vaisseaux, Junot s’avançait à grands pas. Sa position était fort compromise. Il avait à peine avec lui 1,500 hommes. Le reste venait derrière, non pas en masses serrées, mais par petits détachemens. Une partie de l’armée portugaise, environ. 10,000 hommes, occupait les murs de Lisbonne. La flotte anglaise avait à bord des troupes de débarquement. Qu’on juge du danger qu’aurait couru Junot, si les Anglais et les Portugais avaient confondu leurs efforts et marché sur lui ! Mais, comptant sur le prestige du drapeau français, sur l’impression d’indicible terreur qu’allait causer sa présence, il s’avança fièrement avec sa petite troupe, entra le 30 novembre dans Lisbonne, se dirigea, sans s’arrêter, sur les forts de Bélem qui dominent et défendent le port, fit pointer ses canons sur quelques bâtimens chargés d’émigrans qui n’avaient point encore quitté la rade, les força à rentrer dans le port et s’en empara. En d’autres circonstances, une telle audace eût été de la folie : dans celle-ci, ce fut un trait de génie. Le départ de la cour et des chefs de l’administration avait désorganisé tous les services, et Lisbonne, veuve de ses princes, sans gouvernement, sans police, se trouva, pendant quelques jours,