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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/335

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et les clartés sereines de l’aube, et en même temps la vie moderne me ressaisissait de tous côtés ; c’était le présent que j’avais sous les yeux. Bien que la foule soit chaque jour aussi nombreuse au Prado, cette société n’est plus organisée pour se complaire uniquement dans la poétique oisiveté d’autrefois ; aussi faut-il voir l’existence madrilègne sous un autre jour.

La société espagnole, il y a moins d’un siècle, il y a même vingt ans encore ; n’avait pour l’animer que le plaisir. Elle s’y livrait avec frénésie, avec un abandon poussé jusqu’à la licence ; elle était galante et futile ; un absolutisme étroit lui interdisait tout autre soin, toute autre préoccupation. L’effet soudain de la révolution a été de faire naître de nouvelles pensées, de nouveaux besoins, de nouveaux intérêts qui devaient inévitablement réagir sur les mœurs et leur imprimer une couleur plus sérieuse. Ce n’est point à dire qu’il existe encore, à proprement parler, des mœurs politiques à Madrid ; mais les affaires publiques ont déjà leur place dans la vie de chacun, et, en attendant que les habitudes de la liberté soient assez enracinées en Espagne pour avoir un développement particulier et normal, il y a une chose qui frappe dès l’abord, c’est le mouvement introduit dans la société par les premiers essais du régime constitutionnel. On parle beaucoup si on agit peu. La politique est devenue le souci de tout le monde à Madrid ; une crise ministérielle est un drame dont on suit les péripéties jour par jour, heure par heure, avec un intérêt ardent, et c’est un aliment inépuisable pour la curiosité publique, car il n’est pas de pays où les cabinets soient plus fréquemment en état de rupture et se raccommodent avec plus de facilité, sauf à retomber le lendemain dans quelque crise nouvelle. La politique a, je crois, peu d’accès dans les salons ; il s’est formé à côté des cercles tels que l’Athénée, le Casino, où se réunit tout ce que la ville compte d’illustrations, de notabilités, députés, généraux, publicistes, écrivains. Ces réunions ne commencent que tard et se prolongent jusqu’au matin. Cette habitude de la vie nocturne est générale à Madrid, non-seulement dans le monde, qui n’a à dépenser son activité qu’en conversations, mais même dans le monde officiel. Il y a des ministres qui paraissent à peine dans la journée à leur ministère, et qu’on n’y peut rencontrer qu’à une heure du matin. Les conseils les plus importans se tiennent la nuit ; c’est la nuit que la reine elle-même signe le plus souvent les décrets qui ont quelque signification ; c’est la nuit que se dénouent les situations critiques. Madrid s’endort quelquefois avec le pressentiment d’une crise ministérielle ou de quelque événement plus sérieux, d’une conspiration prête à éclater : le lendemain, lorsque la ville s’éveille, tout est fini ; un nouveau cabinet a succédé à l’ancien, les conspirateurs sont arrêtés ou en fuite, la scène a changé. Il n’y aurait certes qu’une très médiocre importance dans les cercles que je citais,