ceux qui savaient s’en servir, et, une fois chaussées, elles leur faisaient faire à tous, grands ou petits, le même chemin, sept lieues à chaque pas. Encore n’est-il pas nécessaire d’avoir répété souvent ces grandes enjambées, une fois suffit. Que le poète lyrique, si faible qu’il soit d’ordinaire, rencontre une fois une note juste, un accent vrai, et sa voix ne sera pas perdue ; qu’un jour l’inspiration descende sur lui, même pour ne plus revenir, et il laissera à l’avenir une médaille gravée à son nom. La Chute des feuilles, voilà tout ce que nous conservons de Millevoye, et cela suffit pour assurer sa mémoire ; peut-être fallait-il beaucoup plus de génie pour construire laborieusement je ne sais quelle tragédie oubliée aujourd’hui ; qu’importe ? La postérité ne tient pas compte au poète de ses efforts et de sa persévérance, mais de ce qu’il lui a laissé ; il suffit qu’il lui ait fait goûter une fois cette pleine et pure jouissance que donne le sentiment de la perfection, même dans les plus petites proportions, et le nom du poète ne périra pas. Il ne sera pas mis sur la même ligne que les plus grands poètes, mais ces vers, auxquels il doit la gloire, resteront dans tous les cœurs.
C’est pour cela, si je ne me trompe, qu’on peut sans indulgence compter aujourd’hui plus de poètes que par le passé. Jadis les plus forts, les premiers seuls arrivaient ; il n’y avait pas de second rang. Après Corneille, Racine et Voltaire, qui citerez-vous ? Il vous faudra immédiatement descendre de plusieurs degrés, jusqu’à ces poètes que personne ne lit ; mais la nouvelle forme poétique féconde les intelligences, qui jadis se fussent épuisées en de pénibles avortemens. Au-dessous de nos grands poètes, de ceux dont chacun reconnaît le génie, il en est plus d’un qui a eu son jour d’inspiration. Si l’on essayait de compter toutes les poésies gracieuses qui sont éparses çà et là dans les recueils de nos poètes, si quelqu’un s’avisait de les réunir, ne fournissant que le filet à les lier, on composerait une riche et charmante anthologie. Que quelqu’un l’essaie ; qu’il fasse au public la galanterie que M. de Montausier faisait à Julie d’Angennes : les fleurs ne lui manqueraient pas, et la moisson serait certainement plus abondante et plus belle que pour la fameuse Guirlande de Julie.
M. Desplaces, comme on l’a vu, est plein de bienveillance pour les poètes ; c’est pour les lecteurs, pour le public, qu’il réserve toutes ses sévérités. « En fait de public, dit-il, pour tout ce qui relève d’un art soigneux, d’un idéal délicat, d’une pensée fine, il n’y en a véritablement plus. Le goût des lecteurs a été, d’un bout de la France à l’autre, progressivement perverti et par les livres des cabinets de lecture et par les romans des journaux, littérature improvisée et de pacotille qui, chaque matin, infeste Paris, et que, chaque soir, on expédie par ballots en province, etc. » Voilà qui est un peu dur. L’auteur me permettra ici de ne plus être de son avis.