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disparaître de ce monde, et s’il n’y restait plus ni employés serviables ni ames reconnaissantes !

« J’en dis autant quand vient te solliciter une señora, peut-être jolie, ou mère d’une jolie fille. Comment refuser d’écouter une señora qui vient avec sa fille ? Il faudrait pour cela des entrailles de tigre. Moi, je te jure que c’est un des cas où ma galanterie ne serait jamais en défaut. Jésus ! une señora ! »


A part le chapitre des solliciteuses, qui tombe dans le procédé universel de l’épigramme, il est à noter que Larra, pour mieux faire entrevoir ses intentions satiriques, a plutôt adouci qu’exagéré la philosophie pratique de son batueco. Ceci est une des plus délicates nuances de la plaisanterie espagnole, nuance souvent insaisissable dans notre langue et dans nos mœurs, et qu’on pourrait définir le sarcasme négatif, l’ironie en dedans. Le batueco proclamant crûment, sans ergotage et sans réticences, la légitimité du pillage administratif, tombait dans les vulgarités du langage usuel, et n’eût su provoquer ni étonnement, ni sourires, tant la chose est banale au-delà des Pyrénées. Larra, qui connaît parfaitement ses lecteurs, prête donc à son personnage des délicatesses de l’autre monde : il le rend casuiste, afin que le public des Batuecas, se heurtant aux scrupules soudains du brave Andres, en vienne à cette conclusion involontaire, que la moralité du cas pourrait bien être controversée. Le vrai batueco n’y met pas, loin de là, tant de façons. L’employé le plus honnête, celui qui, dans les relations privées, saurait pousser la probité jusqu’aux dernières exagérations du vieux point d’honneur castillan, considère les profits du péculat et de la concussion (gages de manos puercas, « profits de mains sales, » c’est le mot consacré) comme partie intégrante de son salaire, comme un casuel admis, et il le dit tout haut. Le revenu national n’est à ses yeux qu’une sorte de propriété indivise ; tant mieux pour qui se trouve à portée ! « Il serait difficile de supposer, comme le dit si bien Niporesas, qu’il n’en reste pas toujours quelque chose dans les mains de quelqu’un… » Or, ce quelque chose n’est-il pas mieux dans les mains de l’employé que dans les mains de cet être de raison nommé l’intérêt général, et qui n’a, lui, ni femme ni enfans à nourrir, ni gazette à lire, ni second déjeuner à faire, ni cigares à égrener, ni siestes à dormir ? Ceci n’est pas de l’immoralité, ce n’est tout au plus qu’une lacune intellectuelle. Les Espagnols, il faut s’y résigner, sont généralement privés de cette espèce de conscience qui sait personnifier ailleurs le bien public, qui lie dans une étroite solidarité de droits et de devoirs l’individu à l’état, et que j’appellerais le sixième sens des sociétés. Aucune abstraction ne parle à ces natures chaudes et indolentes, et l’Espagne, soit dit en passant, serait restée païenne, ou devenue musulmane, si le catholicisme ne s’y était constamment adressé aux yeux, traduisant la foi par ses reliquaires,