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n’a jamais dit : « L’état, c’est moi, » qu’elle n’était que le premier esclave dans cette hiérarchie de pouvoirs esclaves qui s’agitaient dans l’inexorable cercle de la théocratie, de l’étiquette et des privilèges locaux, le peuple ne s’est pas habitué à faire remonter jusqu’à elle la responsabilité de ses rares griefs. Le trône était plutôt à ses yeux un médiateur naturel, un co-intéressé dont l’existence était, après tout, une garantie. Le cri des miliciens de Saragosse en 1838 : Viva la reyna aunque no lo merexca ! « vive la reine, bien qu’elle ne le mérite pas ! » est un cri essentiellement espagnol. Cette foi dans la royauté a survécu même à la récente contagion de notre phraséologie républicaine. J’ai entendu maintes fois, à la Puerta del Sol, de braves gens paraphraser à qui mieux mieux les lieux communs de l’Ami du peuple : si la calèche des deux reines venait à fendre le groupe, toutes les têtes se découvraient, et souvent un vivat monarchique se glissait, sous forme de parenthèse, entre les deux tronçons d’une période à la Marat. — L’aristocratie, je parle de la véritable, de la noblesse historique, ne trouve pas plus d’incrédules que la royauté. Son principe n’a rien d’exclusif et d’irritant dans un pays où des provinces entières ont huit siècles de noblesse et où le blason peut se réfugier sans flétrissure jusque sous la livrée. Ses habitudes respirent cette sorte de grandeur qui est l’antithèse de la vanité et qui séduira toujours le peuple : la plupart des grandes familles abandonnent dédaigneusement des revenus princiers à une armée de fermiers et de serviteurs et vivent dans leurs palais silencieux avec la simplicité de nos plus modestes rentiers. — La bourgeoisie enfin n’a rien à envier, rien à venger, rien à détruire : c’est elle qui accapare la masse des privilèges et des emplois, elle qui profite des abus, elle qui les personnifie. Pour compléter le contraste, c’est dans les rangs de cette bourgeoisie héréditaire que l’exclusivisme nobiliaire, avec ses dédains pour tout ce qui est peuple, pour tout ce qui n’est pas « sang bleu, » s’est réfugié ; et comme, en outre, elle résume en ses attributions fiscales toutes les tyrannies, toutes les exactions, il en résulte cette anomalie, que la classe moyenne est précisément, en Espagne, l’objet de ces mêmes rancunes populaires dont elle fut en France le champion. L’alliance des deux élémens de notre 93 n’était donc pas à redouter ici. Investi de droits politiques, le peuple se serait trouvé irrésistiblement conduit à pactiser avec la royauté et la grandesse contre la classe moyenne, représentant naturel de la résistance, et cette coalition, empruntant au principe d’autorité son ascendant modérateur, au principe populaire son ascendant numérique, eût réalisé sans lenteur