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aptes au rôle de tribuns, des évêques bien déterminés à prendre la défensive, mais jusqu’alors très réservés et incapables de passionner l’opinion, c’étaient les seuls champions qui s’offraient au roumanisme. Ces savans et ces évêques promettaient de tenir les écoles et les églises nationales inaccessibles au magyarisme et de lui opposer une résistance courageuse ; mais leur pouvoir n’allait point au-delà. Cependant les choses marchaient vivement par leur propre force. D’une part, la misère effrayante des populations roumaines parlait avec une éloquence incomparable, et d’autre part des écrits périodiques rédigés en roumain, soit en Transylvanie, soit dans la Moldo-Valachie, s’armaient de ces griefs sociaux et politiques. La nationalité était aussi l’idole de ces populations, et le Magyare leur ennemi. Enfin les Valaques de la Hongrie protestaient de leur respect pour l’Autriche, qui, de son côté, ne pouvait méconnaître leurs souffrances, et qui n’avait pas le droit d’être plus sévère à leur égard qu’à l’égard des Slovaques et des Croates. Les Roumains offraient donc en Hongrie et en Transylvanie une nasse d’environ trois millions d’hommes qui sentaient tout près d’eux cinq millions de frères dévoués, les peuples de la Bucovine, de la Bessarabie et des principautés moldo-valaques.

Ainsi, le nom des Magyares était prononcé avec haine du Tyrol à la mer Noire et du fond des Carpathes jusqu’au revers méridional des Balkans. Plus détestés que l’Autriche, les Magyares s’étaient fait une dangereuse réputation de tyrannie dans toute l’Europe orientale, et l’on put recueillir sur les lèvres de leurs adversaires de sinistres paroles de vengeance. Surpris et non abattus, les chefs du magyarisme se demandèrent quelle pouvait être la cause de tant d’inimitiés ; mais, au lieu de la chercher là où elle résidait, dans leurs essais oppressifs d’unité magyare, ils imaginèrent que la Russie avait seule organisé cette ligue. La Russie avait soudoyé les Slovaques et les Croates par le panslavisme, et les Valaques par l’intérêt religieux, le puissant auxiliaire du panslavisme en Orient. Il est hors de doute que la Russie était intervenue dans ces querelles littéraires et politiques, elle avait même trouvé quelques apôtres de bonne volonté parmi tant d’agitateurs qui se disputaient l’influence chez des peuples insurgés contre le magyarisme ; mais, en général, ces émissaires avaient échoué misérablement contre les défiances que provoquaient si naturellement et le nom de Russes et tant d’actes sanglans commis sur un peuple voisin et slave lui-même. Les Magyares n’en croyaient pas moins voir la Russie partout présente, partout mêlée à leurs affaires, partout dirigeant les coups qui leur étaient portés. Par une nouvelle bizarrerie de leur ambition, ils s’en réjouissaient. Cette inimitié vraie ou supposée d’une grande puissance flattait leur orgueil et rehaussait à leurs yeux la mission qu’ils s’étaient donnée, car ils ne doutaient plus que le magyarisme ne fût une œuvre grandiose, providentielle, et, pour nous servir d’un mot inventé par les Slaves, une sorte de messianisme politique. Leurs pères avaient été l’avant-garde du christianisme en Orient au temps non encore oublié de l’invasion des Turcs. Le danger s’était déplacé et agrandi ; il ne venait plus du sud-est, sous la forme d’un essaim de barbares ; mais du nord, avec toutes les ressources de la diplomatie et de l’art européen. Le panslavisme russe poussait quatre-vingt-dix millions de Slaves sur la Hongrie et sur le monde ; la Hongrie allait sauver le monde, et le magyarisme serait le triomphe de la raison, de l’intelligence et de la liberté en Europe. Toutes ces considérations, développées avec beaucoup de