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REVUE. — CHRONIQUE.

L’exposition, qui se fait entre Ventidius, lieutenant d’Antoine, et Diomède, officier de Cléopâtre, nous montre les deux héros du drame tels que nous les représente l’histoire : bizarres assemblages de grandeur et de vices, sacrifiant tout à l’assouvissement de ces désirs immenses, infinis, voisins du vertige, que le paganisme et la toute-puissance jetaient dans ces ames passionnées. Nous citerons ici quelques-uns de ces vers qui nous font connaître Cléopâtre :

… C’est un étrange effet qu’on ne peut définir,
Où la crainte à l’amour vient vaguement s’unir,
Un plaisir plein d’angoisse, un effroi plein de charme,
Un danger menaçant qui pourtant vous désarme !
Sa colère vous plaît ; on l’aime, et quelquefois
On s’en laisse accabler pour entendre sa voix.
Elle est reine toujours, mais aussi toujours femme ;
Dans cet être si frêle, on sent une grande ame ;
À travers la faiblesse on sent la royauté ;
On tremble ; on est vaincu… mais avec volupté.
Sa pensée est un monde, et son cœur un abîme ;
C’est ainsi qu’elle va, forte, de crime en crime,
Bravant impunément et le peuple et la cour,
Ne méritant que haine et n’inspirant qu’amour !


Ces vers peuvent donner une juste idée, non-seulement du caractère de Cléopâtre, mais aussi de la manière de Mme de Girardin : de l’éclat, du charme, et en même temps quelques traits où l’enjolivement se fait un peu sentir ; un poète doublé d’une femme d’esprit.

C’est ici que se rencontre la première critique que nous adresserons à l’auteur. Un esclave a osé lever les yeux sur la reine : « Être aimé de toi une heure, et puis mourir ! » lui a-t-il dit. Ce pacte voluptueux et terrible a été accepté ; Cléopâtre n’a plus rien à donner à l’esclave que la mort : il s’y résigne sans pâlir, et telle est encore son ivresse, qu’au lieu de se borner aux simples alexandrins, il déclame une ode à la volupté et à la mort, ode vraiment belle. Il boit résolûment le poison, et il est près d’expirer, lorsque Ventidius et Diomède, qui veulent, à tout prix, séparer Antoine de Cléopâtre, accourent à temps pour sauver la vie à cet esclave, qui va devenir entre leurs mains un instrument de vengeance et de jalousie. Ce prologue, très dramatique, tout-à-fait en harmonie avec le ton général, a l’inconvénient de préparer le spectateur à des événemens qui n’arrivent point. Cet esclave ressuscité semble devoir être le ressort principal de l’action ; il n’en est rien : à dater du second acte, ce personnage passe à travers le drame sans s’y mêler. Or, comme c’est sur lui que l’attention a été appelée tout d’abord, il y a désappointement, et l’action, réduite aux élémens historiques, semble parfois un peu vide. Antoine quitte et retrouve Cléopâtre, dont l’ascendant est trop visible, dont la tâche est trop facile, pour que ces alternatives de jalousie, de doute, de séparation et d’amour puissent avoir la valeur de péripéties réelles. La bataille d’Actium se livre derrière la coulisse, ainsi qu’il arrive toujours aux grands événemens qui s’accomplissent dans une tragédie. Nous revoyons Antoine vaincu, déshonoré, bourrelé de remords. Quelques soldats qui l’ont suivi l’engagent à recommencer la lutte ; mais c’en est fait, Antoine n’est plus que le fantôme de lui-même ; les