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ramener le pays vers le prince en ramenant le prince vers le pays[1]. Ils rencontraient trop de difficultés accumulées sur un terrain sillonné de mines et de contre-mines. Une crise était devenue inévitable ; elle éclata, et ce fut aux dépens de l’infortuné prince Ghika. La Turquie et la Russie consentirent à sa destitution, et M. George Bibesco, qui avait combattu Ghika avec un acharnement particulier, par des discours et par des brochures écrites en français, fut élevé par l’assemblée nationale à la première dignité de l’état[2].

Ce n’était point assurément le candidat que les jeunes Valaques eussent préféré, et ils devaient aux vertus nationales, au noble dévouement de M. Campiniano de porter sur lui leurs suffrages ; mais, outre qu’ils étaient peu nombreux dans l’assemblée électorale, la nomination de ce patriote, jusqu’alors si populaire, eût été un triomphe trop éclatant pour le roumanisme. La Russie avait persuadé aux Turcs que l’on devait l’exclure de la liste des candidats, et comme George Bibesco était celui des vieux Valaques qui protestait le mieux de son attachement à la nation, qui savait le mieux donner à son amour du pouvoir les formes du libéralisme, il eut assez de bonheur ou de souplesse pour plaire un moment aux jeunes Valaques et pour réduire Campiniano abattu à accepter des fonctions ministérielles dans son gouvernement. Le parti national, qui ignorait jusqu’à quel point le député Bibesco s’était engagé avec la Russie pour obtenir son appui, crut d’abord à un succès complet. Le nouvel hospodar était le premier des princes nationaux qui eût été élu par le pays, et il était aussi le premier qui eût été pris véritablement dans le sein de la nation. Il était entièrement Roumain par son origine et par ses tendances, s’il n’eût été quelque peu Français, ce qui ne gâtait rien à l’affaire dans un pays latin. Bref, depuis le temps où l’on avait vu Théodore Vladimiresco chassant les Fanariotes

  1. Telle était du moins la conduite de l’agent politique de la France à Bucharest, M. Billecocq, et l’agent politique de l’Angleterre y adhérait pleinement ; mais à l’époque où M. Billecocq arrivait en Valachie, en 1839, les questions étaient beaucoup trop engagées, les passions trop implacables, pour que ses loyales intentions et son activité pussent réconcilier les partis et faire prévaloir le principe de la stabilité. La question eût demandé à être suivie d’aussi près depuis 1834 ; mais M. Cochelet, qui avait alors succédé comme agent politique aux consuls commerciaux que nous avions là depuis 1792, n’avait fait que passer dans les principautés, et son successeur, M. de Châteaugiron, vieillard plus honorable qu’alerte, n’y avait rien vu ni rien compris. Il importe d’ailleurs qu’on sache que les agens russes avec lesquels ceux de la France et de l’Angleterre se trouvent aux prises à Bucharest sont en général des hommes d’une habileté consommée, et qui se forment dans les principautés pour être un jour ambassadeurs à Constantinople.
  2. L’une de ces brochures, publiée sous le voile de l’anonyme, a pour titre : De la situation de la Valachie sous l’administration d’Alexandre Ghika. Cet écrit est d’une certaine violence. L’auteur n’y épargne aucun trait, et il va jusqu’à faire un crime au prince de sa laideur.