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De même lui, quand il écrivait à un procureur, il ajustait son style comme quand il s’adressait à une duchesse. Cette manière d’écrire et cette manière de causer étaient celles qui eurent la vogue dans le meilleur monde, sous un certain régime de goût, entre l’Astrée et la Clélie ; mais à quoi songeait-il de mener cela jusqu’après Mme de La Fayette et après Boileau ?

Les Lettres du chevalier parurent en 1682, quand le grand siècle n’attendait plus, pour nouveauté dernière qui l’excitât, que les Caractères de La Bruyère. Un premier ouvrage, les Conversations du M, de C. et du C. de M. (du maréchal de Clérembaut et du chevalier de Méré), avait paru en 1669, l’année même des Pensées de Pascal. L’auteur-amateur avait fait imprimer dans l’intervalle quelques petites dissertations sur la Justesse, sur l’Esprit, sur la Conversation, sur les Agrémens ; tout cela venait trop tard, et l’on conçoit que Dangeau, enregistrant dans son Journal la mort du chevalier, ait dit : « C’étoit un homme de beaucoup d’esprit, qui avoit fait des livres qui ne lui faisoient pas beaucoup d’honneur. » Le goût de ces choses, et surtout de cette manière de les dire, avait passé, et, en matière légère comme bien souvent en matière plus grave, le moment est tout ; on n’en rappelle pas. Aujourd’hui, pour nous intéresser aux œuvres du chevalier, nous n’avons qu’à les remettre à leur vraie date, et à y étudier le goût et les prétentions des gens du monde qui étaient sur le pied de beaux-esprits aux environs de la Fronde, au temps de la jeunesse de Mme de Maintenon ou de Pascal.

Je cite ces deux noms à dessein, parce que le chevalier s’y est à jamais associé d’une manière fâcheuse et presque ridicule, et il serait trop rigoureux vraiment de le juger par là. Il y a de lui une lettre fort connue adressée à Pascal, et dans laquelle il prétend en remontrer à ce génie original, ni plus ni moins que sur les mathématiques ; c’est incroyable de ton

« Vous souvenez-vous de m’avoir dit une fois que vous n’étiez plus si persuadé de l’excellence des mathématiques ? Vous m’écrivez à cette heure que je vous en ai tout-à-fait désabusé, et que je vous ai découvert des choses que vous n’eussiez jamais vues si vous ne m’eussiez connu. Je ne sais pourtant, monsieur, si vous m’êtes si obligé que vous pensez. Il vous reste encore une habitude que vous avez prise en cette science, à ne juger de quoi que ce soit que par vos démonstrations qui, le plus souvent, sont fausses. Ces longs raisonnements tirés de ligne en ligne vous empêchent d’entrer d’abord en des connoissances plus hautes qui ne trompent jamais. Je vous avertis aussi que vous perdez par là un grand avantage dans le monde… »

Et plus loin, sur la division à l’infini :

« Ce que vous m’en écrivez me paroit encore plus éloigné du bon sens que tout ce que vous m’en dites dans notre dispute… »