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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/18

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Il n’en faudrait pas plus qu’une pareille lettre pour perdre celui qui l’a pu écrire dans l’opinion de la postérité, et Leibniz a traité le chevalier avec bien du ménagement quand il a dit :

« J’ai presque ri des airs que M. le chevalier de Méré s’est donnés dans sa lettre à M. Pascal… Mais je vois que le chevalier savoit que ce grand génie avoit ses inégalités, qui le rendoient quelquefois trop susceptible aux impressions des spiritualistes outrés et qui le dégoûtoient même par intervalles des connoissances solides[1]… M. de Méré en profitoit pour parler de haut en bas à M. Pascal. Il semble qu’il se moque un peu, comme font les gens du monde qui ont beaucoup d’esprit et un savoir médiocre. Ils voudroient nous persuader que ce qu’ils n’entendent pas assez est peu de chose. Il auroit fallu l’envoyer à l’école chez M. Roberval. Il est vrai cependant que le chevalier avoit quelque génie extraordinaire pour les mathématiques, et j’ai appris de M. Des Billettes, ami de M. Pascal, excellent dans les méchaniques, ce que c’est que cette découverte dont ce chevalier se vante ici dans sa lettre : c’est qu’étant grand joueur, il donna les premières ouvertures sur l’estime des paris ; ce qui fit naître les belles pensées de alea de MM. Fermat, Pascal et Huyghens… »

Et Leibniz finit par conclure que le chevalier, dans ce qu’il dit contre la division à l’infini, se juge lui-même, et qu’un tel homme, évidemment, était beaucoup trop occupé des agrémens du monde visible pour pénétrer fort avant dans ce monde supérieur que régit la pure intelligence. Si l’on cherche maintenant ce que Pascal a pu penser de ce chevalier qui le régentait si rudement, il est difficile de ne pas croire qu’il a eu en vue M. de Méré dans la définition qu’il donne des esprits fins par opposition aux esprits géométriques, de ces « esprits fins qui ne sont que fins, qui, étant accoutumés à juger les choses d’une seule et prompte vue, se rebutent vite d’un détail de définition en apparence stérile, et ne peuvent avoir la patience de descendre jusqu’aux premiers principes des choses spéculatives et d’imagination, qu’ils n’ont jamais vues dans le monde et dans l’usage. » On retrouve presque en cet endroit de Pascal les termes mêmes du chevalier et sa prétention perpétuelle à dénigrer la géométrie, sous prétexte qu’un coup d’ail habile suffit à tout[2].

Si le chevalier s’est fort compromis par sa manière de traiter Pascal en écolier, il ne fut guère plus d’à-propos avec Mme de Maintenon, qu’il avait plus de motifs d’ailleurs d’appeler son écolière. Il l’avait connue

  1. La lettre de M. de Méré doit être antérieure à la conversion de Pascal et à ce que Leibniz appelle son spiritualisme outré. Le chevalier de Méré, qui était du Poitou comme le duc de Roannez, avait dû connaître, par cette relation, Pascal, alors lancé dans le monde (1651-1654).
  2. « Outre que cette méthode est lassante, et que jamais ce n’a été le langage d’aucune cour du monde, il me semble que tout ce qu’on dit de beau, de grand et de nécessaire, saute aux yeux quand on le dit bien. » (Seconde Conversation du chevalier de Méré avec le maréchal de Clérembaut.)