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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/196

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mais la mère, le frère, la sœur, parlent dans un acte public, et, contre leur affirmation, il n’y a de possible que l’action criminelle. Si donc il s’agissait de procès, l’acte retrouvé emporterait le jugement en faveur de la filiation nouvelle. Pourtant, comme il s’agit ici de dire vrai et non de faire droit, comme, en matière de naissances surtout, il y a des milliers de vérités repoussées par la justice et autant de fictions judiciaires reniées par le bon sens, nous pouvons, dans cet embarras, nous faire une opinion de ce qui est le plus naturel, le plus simple, le plus vraisemblable.

Madeleine Béjart avait eu déjà une fille, née le 3 juillet 1638, d’elle et de messire Esprit de Raymond, seigneur de Modène, celui qui accompagna le duc de Guise à Naples et qui nous a laissé des mémoires de cette expédition. Ce que devint cette fille, on l’ignore ; mais il est parfaitement prouvé que ce ne pouvait être celle au mariage de laquelle nous assistons. Elle aurait eu vingt-quatre ans, et l’extrême jeunesse de la femme de Molière est un fait notoire. Elle avait en outre un état civil, ce qui est plus difficile et plus dangereux à ôter qu’il ne l’est d’en donner un à qui n’en a pas. Or, nous croyons que telle était la condition d’Armande Gresinde ; elle était, selon nous, et comme on l’a cru toujours, fille de Madeleine, née vers 1645, peut-être du même père que Françoise, mais sans que celui-ci, homme marié, eût eu pour la seconde fois l’audace de s’attribuer dans un acte public une paternité adultérine. L’enfant, à sa naissance, n’aurait pas été baptisée, ou l’aurait été sous de faux noms, ce qui expliquerait comment M. Beffara lui-même n’a jamais pu retrouver l’acte de ce baptême, quoiqu’il en crût pieusement l’existence. Madeleine l’aurait laissée sans doute à Paris lorsqu’elle alla en 1646, avec Molière, courir les provinces. Plus tard, elle l’aurait reprise avec elle, ainsi que sa mère, devenue veuve, qui ne comptait pas dans la troupe moins de quatre fils et filles. Lorsque Molière s’avisa de vouloir en faire sa femme, il fallut qu’elle apportât ce dont elle s’était fort bien passée jusque-là, un nom et des parens authentiques. Une naissance illégitime aurait pu révolter la famille du marié, réconciliée à peine avec ce vagabond dont elle n’était pas encore bien sûre de pouvoir se faire honneur. Le père, Jean Poquelin, le beau-frère, André Boudet, devaient assister au mariage. Il leur fallait offrir une bru, une belle-soeur, dont ils n’eussent pas trop à rougir. Le père Béjart était mort, on ne sait quand ni où. La mère vivait et pouvait avoir soixante ans, sa fille aînée, Madeleine, étant née en 1618. Elle était de nature fort complaisante, car on la voit, en 1638, marraine de l’enfant illégitime dont accouche, à vingt ans, la maîtresse du sieur de Modène. Elle consentit donc à se déclarer mère et à faire feu son mari père de l’enfant né en 1645, ce qui lui donnait à elle une fécondité de vingt-huit ans, ce qui assurait à sa petite-fille, devenue sa fille, un état légitime, un bon mari, une honnête famille. Voilà, quoique nous n’aimions pas à faire des conjectures, comme il nous semble que les choses ont dû se passer. Et cette hypothèse, si l’on veut, qui a l’avantage de ne blesser aucun fait, nous semble confirmée par celui-ci : que le second enfant de Molière, né en 1665, eut pour parrain ce même sieur de Modène, qu’on devrait autrement croire bien loin des nouveaux époux, et pour marraine Madeleine Béjart, sa maîtresse de 1638. Ajoutons, quant à ce prénom de Gresinde que se donnait la mariée, prénom tout-à-fait provençal et qui venait certainement du sieur de Modène, que Madeleine Béjart l’avait rapporté avec le sien de ses voyages, qu’elle se l’était attribué