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d’en faire tout le sujet d’une comédie bouffonne qui devait, le carnaval prochain, « délasser le roi de ses nobles travaux ; » car on était au retour de la première et glorieuse campagne en Hollande. Personne ne nous apprend pourquoi le Malade imaginaire, avec son prologue et ses intermèdes tout préparés, ne fut pas représenté devant le roi. Peut-être, et ce serait assez notre goût, malgré la prodigieuse verve de gaieté qui règne dans tout l’ouvrage, trouva-t-on peu d’agrément à cette chambre de malade, à ces médicamens, à ces coliques, à cette mort feinte, dont Molière avait cru tirer un si joyeux parti. Ce qui est sûr, c’est que le régal destiné à la cour fut servi au public, le 10 février 1673, le vendredi avant le dimanche gras. Molière, sérieusement malade, y jouait le rôle du malade imaginaire, et les acteurs bien portans vous diront s’il put le faire sans fatigue. Le soir de la quatrième représentation (17 février) et la pièce achevée, il rentra chez lui dans un état alarmant ; il y fut pris aussitôt d’un accès violent de sa toux, et mourut vers dix heures du soir, suffoqué par le sang qui s’échappait de sa poitrine déchirée.

On sait trop bien ce qui suivit. Le curé de Saint-Eustache refusa de recevoir et de laisser enterrer, comme on le demandait, dans son église, les restes du comédien frappé de mort au sortir de la scène. Ce scrupule pouvait être sincère, car le cas était probablement inoui. Le temps avait manqué pour que le mourant pût murmurer ces quelques mots de tardif repentir dont on se contentait toujours. C’était au supérieur ecclésiastique de lever l’obstacle, et, pour rassurer sa conscience, on lui affirmait que Molière avait reçu le saint-sacrement l’année précédente, au temps de Pâques. L’archevêque de Paris, non pas celui qui avait excommunié les auditeurs du Tartufe, mais son successeur, prélat plus que mondain, ne prit pas moins de trois jours pour en délibérer, et accorda enfin la permission d’inhumer, aussi restreinte, aussi flétrissante qu’elle pouvait être. Pour que chacun ait sa part, il faut dire aussi que, le soir du 21 février, quand le corps, toujours repoussé de l’église, allait sortir de la maison mortuaire, précédé de deux prêtres muets, et s’acheminer sans prières tout droit au cimetière Saint-Joseph, un rassemblement populaire, formé dans la rue, voulut protester contre ce restant d’honneurs rendus à l’homme de génie sorti des rangs du peuple, et ne put être apaisé que par des aumônes. Tout le monde connaît les vers touchans de notre grand satirique au sujet de cette mort, et sur lesquels il nous semble toujours qu’une larme a dû tomber, une larme de Boileau ! Un autre contemporain, le comte de Bussy-Rabutin, l’homme du jugement le plus sûr pour tout ce qui n’était pas lui, écrivait, le 24 février 1673, au père Rapin, jésuite : « Voilà Molière mort en un moment ; j’en suis fâché. De nos jours, nous ne verrons personne prendre sa place, et peut-être le siècle suivant n’en verra-t-il pas un de sa façon. » Deux siècles bientôt sont passés, et nous attendons encore.


A. BAZIN.