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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/244

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yeux du critique moraliste ? Quel motif peut légitimer sa révolte ? C’est la venimeuse inquiétude d’un égoïsme exalté qui s’étonne que le monde ne traduise pas aussitôt en lois ses caprices. « Antony, ajoute ironiquement Larra, est l’exemple de ce que devraient être tous les hommes, l’être le plus parfait qu’on puisse imaginer. Commencez par remarquer qu’Antony n’a ni père ni mère. Il est facile, ce semble, d’arriver à ce degré de perfection ! Fils de ses œuvres, vulgaire bâtard, il est la personnification de l’homme dans la société telle que nous la devons arranger quelque jour. Nous autres qui avons eu le malheur de connaître notre père et notre mère, nous ne servons qu’à la transition, nous sommes des élémens vieillis dont on ne peut rien attendre pour l’avenir. Celui qui voudra être à la hauteur de l’ère nouvelle verra à faire en sorte de ne naître de personne… » Antony n’a d’ailleurs aucune de ces difformités physiques qui font parfois germer la haine dans le cœur ; il n’est point resté dans cette sphère inférieure où l’envie est concevable, si elle n’est pas plus juste. Il a reçu de ses parens inconnus une figure privilégiée, une éducation soignée, un talent peu commun. Il a tout appris, il sait tout. Avec ces qualités, fût-il bâtard, ne marche-t-il pas l’égal de tous ? Qui lui demandera compte de sa naissance, s’il est vrai qu’il possède tous ces talens ? S’il invoque le préjugé qui frappe l’obscurité de l’origine, le cours du siècle entier lui répond ; combien de fortunes nouvelles, fondées sur l’intelligence et le courage, sont là pour rabaisser les prétentions de sa vanité égoïste et superbe ! Le monde ne lui interdit pas les joies du cœur ; mais, s’il veut assurer un triomphe au libertinage de ses sens, et, pour premier exploit, afficher le déshonneur d’une femme, il fera de cette femme une victime et se réveillera lui-même au pied d’un échafaud : ce n’est point la société, apparemment, qu’il faut en accuser. Antony se plaindrait-il, par hasard, de ne pas avoir la richesse matérielle ? Comment vit-il dans le luxe alors ? Comment peut-il tuer des chevaux à la poursuite de la femme qui lui échappe ? « Nous conclurons toujours, dit Larra, que ces passions magnifiques ne sont point un mets de pauvre. Si cette société si mal organisée n’eût point procuré à Antony assez d’argent pour prendre la poste, louer une auberge tout entière, il serait resté à Paris à faire des vers classiques. Le romantisme et les passions sublimes sont bouchés de gens riches et oisifs, et c’est bien ici qu’on peut s’écrier : Pauvres classiques !… » Ce tableau d’auberge arrive bien à point pour résumer tout le drame. Le critique espagnol le définit par un mot : c’est une vue intérieure d’une passion prise de l’alcôve. Il est rare de trouver une semblable puissance d’analyse, de bon sens, de raillerie, appliquée à une œuvre littéraire. Les vices, les contradictions morales de ce personnage apparaissent. Sa place n’est point parmi ces types glorieux de notre siècle, Werther, René, Obermann, qui, à des points de vue différens, expriment tout ce