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toutefois que vous n’ayez l’ambition d’épouser votre oncle M. le marquis de Farnoux.

— Moi, ma mère !... s’écria la Jeune fille en changeant de visage.

— Rassurez-vous se hâta de répondre Mme de Saint-Elphège. Ma fille, je n’ai pas parlé sérieusement ; il n’est point question de vous sacrifier ainsi, et ce que j’exige de votre raison, de votre obéissance est mille fois plus facile.

Alors elle lui apprit la proposition du marquis et l’intention où elle était de l’accepter. Mlle de Saint-Elphège entendit sans beaucoup s’émouvoir cette déclaration. Comme presque toutes les personnes fort jeunes, elle avait une certaine légèreté, une grande confiance en l’avenir et une disposition obstinée à voir le beau côté de toutes choses Après avoir attentivement écouté sa mère, elle s’écria gaiement: — Mon oncle veut donc nous emmener au bout du monde, et nous partons dans huit jours, sans délai ni rémission? Voyez pourtant à quoi sont exposées les vieilles filles de dix-sept ans passés! Si j’eusse été mariée à seize ans comme ma sœur et ma cousine, je ne serais point exilée à la Roche-Farnoux.

Le lendemain, on commença les visites d’adieu et les préparatifs du départ, tout cela sans trop décerne ni de regret. On se consolait tacitement, on espérait, sans se l’avouer, un prompt retour en considérant les infirmités et l’âge avancé du marquis.

La compagnie qui fréquentait l’hôtel du quai de la Tournelle fut consternée pourtant à la nouvelle de ce prochain départ. Les beaux esprits composèrent à ce sujet des sonnets et des devises où figuraient des amours éplorés et un astre près de s’éclipser dans un brumeux lointain. Mlle de Saint-Elphège fit un demi-volume de ces pièces et de ces emblèmes: elle accueillait avec satisfaction ces hommages désolés, car en réalité elle ne regrettait personne, son cœur était libre, et elle se laissait emmener avec la plus tranquille résignation dans ce vieux manoir que les habitués de l’hôtel Saint-Elphège comparaient à l’horrible rocher où l’Oracle envoya jadis l’innocente Psyché.

Trois semaines plus tard, par une franche soirée d’avril et un beau clair de lune, le marquis et toute sa suite arrivaient à la Roche-Farnoux. Il avait fallu laisser les carrosses au dernier village, car au-delà le chemin n’était guère praticable que pour les piétons et les bêtes de somme. Le marquis était seul dans une espèce de chaise à porteurs ; Mme de Saint-Elphège et sa fille allaient en litière. Les pauvres femmes, assises côte à côte dans cette espèce de boite, se serraient l’une contre l’autre, et souvent frissonnaient en mesurant de l’œil les précipices que côtoyait le sentier à peine frayé qu’on appelait la route du haut pays ; elles tremblaient chaque fois que le mulet de devant secouait ses grelots