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de bon goût, et lui permissent de leur dire autant de vérités mordantes. Je touche ici à un autre écueil que devait redouter la comédie de M. Scribe. Elle venait présenter la satirique image du puff à des gens dont le plus grand nombre était un peu intéressé à ne pas s’y reconnaître. Même en s’y prenant avec cette grace que M. Scribe conserve jusque dans ses malices, même en s’efforçant de déjouer toute allusion, toute personnalité blessante, en s’attachant, en un mot, à ressembler le moins possible à Aristophane, l’auteur risquait, le premier jour surtout, de rencontrer chez la plupart des assistans une petite part de fondateurs ou d’actionnaires dans cette vaste association du puff, aux dépens de laquelle il prétendait nous faire rire. Figurez-vous le Malade imaginaire joué devant un parterre de médecins, ou les Femmes savantes représentées devant un public de bas-bleus, et il vous sera facile de compléter ma pensée.

Hâtons-nous de le dire : M. Scribe s’est tiré de ce pas dangereux avec son adresse et son bonheur ordinaires. Là où d’autres auraient échoué, là où l’on avait à craindre le péril des comparaisons et la prévention des juges, M. Scribe a triomphé sans effort. Commençons par le féliciter, ou plutôt par le remercier à la fois de l’entreprise et de la réussite. Il est bon qu’un homme à qui trente ans de travaux honorables et de légitimes succès ont donné le droit de parler haut et de dire leur fait aux gens, ait eu le courage de s’en prendre à cet esprit de tricherie industrielle, commerciale, littéraire, sociale, qui, depuis l’échoppe et le magasin où il étale ses affiches jusqu’aux plus hauts échelons de la société, de la littérature et des arts qu’il encombre de ses roueries décevantes, met partout le factice et le convenu à la place du vrai et de l’honnête. Les hommes de lettres surtout, les hommes qui pensent qu’on peut être écrivain sans être hâbleur ou charlatan, et qui travaillent à maintenir la dignité littéraire, doivent savoir gré à M. Scribe de cette vive et victorieuse sortie, et profiter de l’occasion pour dégager nettement leur cause de celle d’un travers heureusement aussi étranger à la vraie littérature, au loyal et honorable exercice de l’intelligence, que les infamies de Tartufe sont étrangères à la piété sincère, à la véritable vertu.

Dans cette comédie du Puff, il y a donc deux choses à proclamer tout d’abord, et avant toute remarque de détail : l’idée et la mise en œuvre, l’intention et le résultat. Maintenant, comme la critique ne perd jamais ses droits et que le succès même, au lieu de les lui faire oublier, les lui rappelle, je soumettrai à M. Scribe quelques réflexions toutes personnelles. Il a choisi comme types principaux du Puff, du charlatanisme moderne, un bas-bleu, Corinne Desgaudets, et un écrivain grand seigneur, le comte de Marignan. Corinne est une spirituelle personne, dont la jeunesse un peu mûre languit et se consume dans un célibat très peu volontaire. Elle est assez célèbre pour que l’on compte avec elle ; son salon est le vestibule de l’Académie française, et elle dispose d’un recueil ou d’un journal assez puissant pour la rendre redoutable à ses ennemis et surtout à ses amis. M. de Marignan est comte ; il a soixante mille livres de rente, il a beaucoup de crédit, et il fait de sa fortune et de sa position habilement exploitée un moyen d’avènement littéraire. A coup sûr, ces deux personnages sont admissibles ; je comprends bien que Trissotin aujourd’hui ne soit plus ce pauvre diable crotté, râpé, courant les ruelles et les salons, pour faire admirer ses vers ridicules ; j’admets qu’il soit piquant, spécieux, de prendre Trissotin au rebours, de lui donner à priori richesses, position et naissance, et de composer pour lui,