des anciens privilèges pour nous distinguer des autres : notre profession anoblit de droit celui qui s’y livre. Osorio, au contraire, qui avait le double de l’âge de Felipe, semblait ne travailler qu’à regret, et son temps se passait à râcler sa guitare ou à prêcher l’insubordination contre les mandones (surveillans). Cependant leur amitié aurait duré sans doute long-temps encore, si les deux amis n’étaient tombés amoureux de la même femme. C’était la première fois qu’ils avaient, malgré leur intimité, un sentiment commun, et ce fut justement ce qui les brouilla. Ils continuèrent néanmoins, malgré quelques altercations, à courtiser la jeune fille chacun de son côté, car, quoiqu’elle préférât Felipe, elle ne laissait pas d’aimer la guitare et surtout la joyeuse humeur d’Osorio. Les fréquentes absences de ce dernier finirent toutefois par donner l’avantage à son rival. Ce fut, il ne faut pas l’oublier, pendant une de ces absences, que le bruit se répandit qu’on avait forcé les portes de la cathédrale de Guanajuato, et qu’un ostensoir d’or massif enrichi de pierreries avait disparu de l’endroit où il était enfermé. On fit d’inutiles recherches pour découvrir l’auteur de ce vol sacrilège, qui fut un sujet de consternation pour le clergé de la ville. En l’absence d’Osorio, Felipe avait fini, je vous l’ai dit, par obtenir la première place dans le cœur de la jeune fille que tous deux avaient courtisée. Les parens résolurent de la marier avec Felipe, c’était pour eux le meilleur moyen de couper court aux querelles des deux concurrens et de se mettre l’esprit en repos. On convint de faire les noces dans un court délai, et tous les amis des deux familles se réunirent chez la jeune fille pour célébrer les fiançailles. L’eau-de-vie et le pulque circulaient à profusion, des musiciens égayaient la fête, quand un incident inattendu vint l’interrompre. Un homme se présenta au milieu des conviés ; cet homme était Osorio. On connaissait sa violence, et cette apparition consterna tout le monde. Felipe seul attendit froidement, le couteau à la main, l’attaque de son rival ; mais celui-ci, sans même porter la main à sa ceinture, s’avança au milieu des assistans en s’excusant de venir sans être invité ; puis, prenant la guitare d’un des musiciens, il s’assit sur un des barils de pulque et se mit à chanter un bolero de circonstance. Ce dénoûment imprévu causa d’abord une surprise générale, puis un redoublement de gaieté. La fête, un moment interrompue, se continua plus bruyante, et on ne se sépara qu’en se promettant de se réunir à huitaine.
Ici, une nouvelle pause du conteur me rappela au sentiment assez pénible de ma situation. Nous approchions insensiblement de l’orifice du tiro, le brouillard plus lumineux qui pesait sur nous me le faisait pressentir ; mais aussi, à mesure que nous nous élevions, la profondeur vertigineuse du gouffre se creusait davantage.