Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/767

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mélancolique, présente un touchant spectacle. Quelle douceur ! quelle tolérance ! quelle administration chrétienne ! beaucoup trop chrétienne, hélas ! pour cette époque haineuse. Le fanatisme, qu’il avait fui à Paris et à Genève, vint le chercher dans ce diocèse d’où il espérait l’exiler. Un jour qu’il prêchait à Mauléon, un gentilhomme catholique se précipite sur la tribune, une hache à la main, la frappe avec fureur, et le vieil évêque tombe mourant sur les débris de sa chaire fracassée.

Telle est l’intéressante histoire dont M. Schmidt a mis en lumière les principaux détails. C’est une étude bien conçue ; l’érudition y est nette et sûre, et elle apporte des documens nouveaux aux annales religieuses et littéraires du XVIe siècle. Toutefois je ne puis m’empêcher de faire plus d’une sérieuse objection à l’auteur. Le portrait de son héros, bien que tracé avec soin, est-il toujours parfaitement exact ? Les conclusions de l’historien sont-elles vraiment justes et acceptables sans réserve ? J’ai quelques doutes à ce sujet. M. Schmidt est trop porté à voir partout le mysticisme. Il se contentait de ce seul mot tout à l’heure pour caractériser l’enseignement de Lefèvre d’Étaples ; c’est aussi le mysticisme qu’il aperçoit sans cesse dans la vie de Gérard Roussel, dans la conduite et les écrits de Marguerite d’Angoulême. Il s’appuie même sur cette opinion pour condamner sévèrement l’évêque d’Oleron et la reine de Navarre. Je reconnais trop ici l’écrivain protestant, l’historien d’un parti. Chaque fois que Gérard Roussel et Marguerite se détournent de la réforme, M. Schmidt semble répéter les apostrophes passionées de Calvin : « Que fais-tu, Gérard ? Qu’attends-tu ? A tes armes, pasteur ! » Il accuse leur indifférence, leur lâcheté ; c’est un quiétisme apathique, ce sont de coupables défaillances qui les arrêtent et les empêchent d’accepter résolûment la révolution nouvelle. Certes, j’abandonnerais difficilement Gérard Roussel : le livre de M. Schmidt à la main, je défendrais l’évêque d’Oleron contre son historien ; mais je comprends encore moins que Marguerite puisse nous être présentée comme un personnage exclusivement mystique, comme une sœur de sainte Thérèse et de Mme Guyon. M. Schmidt, qui est théologien et protestant, a beaucoup trop songé aux ouvrages spirituels de Marguerite, au Miroir de l’ame pécheresse, à la correspondance de Marguerite avec l’évêque de Meaux, et n’a peut-être pas assez consulté ses autres écrits. Je sais tout ce que l’on peut dire sur les bizarreries du mysticisme, sur ses inconséquences naturelles, sur le mélange très possible des rêveries théologiques et de l’élégance mondaine ; pourtant les contradictions ici ne seraient-elles pas bien fortes ? Cette cour de Marguerite, si poétique, si ingénieuse, cette réunion gracieusement profane où l’auteur du Cymbalum mundi rencontrait l’éditeur du Roman de la Rose, est-ce bien là le séjour de l’ascétisme ? M. Génin, dans sa notice sur Marguerite de Navarre, a trop insisté, je crois, sur la direction contraire. Cette Marguerite, dont M. Schmidt veut faire uniquement une ame contemplative, réduite par son mysticisme à une irrésolution continuelle, M. Génin nous la montre comme un libre penseur, lui attribuant des principes de tolérance et un système arrêté qui ne conviennent guère à ces premières années du XVIe siècle. Je me range à l’avis de M. Littré, qui a fort bien expliqué, ici même[1], le charmant caractère de Marguerite et le rôle aimable et vaillant qui lui appartient. Cette

  1. Revue des Deux Mondes, livraison du 1er juin 1842.