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Un peu avant l’heure du souper, Mlle de l’Hubac demanda la permission de monter dans sa chambre, au lieu de passer à table. Dès qu’elle eut quitté la salle, la vieille demoiselle se tourna vers La Graponnière, et sa colère, débordant tour à coup, elle s’écria : — L’ingrate ! Savez-vous, monsieur, ce que je voulais faire pour elle ? je voulais la rendre la plus heureuse personne du monde ! Mon dessein était de la marier et de lui donner en dot tout mon héritage. C’est alors qu’il y aurait eu de belles noces à la Roche-Farnoux ! J’aurais voulu qu’on entendît le bruit de toutes ces réjouissances jusque chez les Champguérin. Ah ! quelle satisfaction et quelle vengeance ! Comme il aurait été puni ce fourbe, cet audacieux, cet infâme séducteur ! Mais ma nièce n’était pas capable d’entrer dans mes vues. Elle aime mieux se sacrifier à cette chimère. Je l’ai connue ce soir quand elle m’a parlé. Sa douceur masque une volonté obstinée ; elle a le cœur opiniâtre comme toutes les femmes de notre famille. C’en est fait, rien ne la retiendra ; elle ira pleurer toute sa vie dans un couvent le mariage de sa belle-tante avec M. de champguérin.

— C’était donc une inclination cachée qui la portait à refuser la main de M, le baron ? s’écria La Graponnière, tout saisi de cette espèce de confidence ; c’est un désespoir d’amour qui la pousse maintenant à prendre le voile ! Qui l’aurait pensé, grand Dieu !

— Oui, certes, il faut qu’elle parte continua Mlle de Saint-Elphège avec emportement ; c’est résolu ; vous la renverrez de la même manière qu’on l’a amenée ici, pour son malheur, il y a un an. Je lui prédis son sort quand elle arriva. J’avais le pressentiment que le séjour de la Roche-Farnoux lui serait fatal aussi… Je ne m’étais pas trompée.

La Graponnière n’essaya pas de lui répondre ; mais il se mit à chercher dans sa tête quelque moyen indirect de l’apaiser. Malheureusement le digne homme n’avait qu’un gros bon sens incapable de sonder les replis d’un cœur de vieille fille haineuse, fantasque, jalouse, ennuyée et désespérée ; il ne trouva rien de mieux pour la consoler que de lui mettre sous les yeux les grands avantages dont elle était pourvue selon lui.

— Mademoiselle dit-il sentencieusement puisque vous me faites l’honneur de me parler ainsi, je prendrai la liberté de vous répondre qu’à votre place je ne prendrais pas tant à cœur les peines d’autrui. Considérez votre situation, les grands biens que vous possédez et l’entière liberté où vous êtes d’en disposer et d’en jouir. La vie que vous menez ici depuis fort long-temps est un peu monotone, il n’y a presque avec plus personne autour de vous ;î eh bien quittez la Roche-Farnoux, partez avec Mlle de l’Hubac, retournez à Paris.

— Moi ! interrompit la veille demoiselle avec une sombre douleur, dans le monde maintenant ? Personne ne m’y