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vers ce monde ignoré que les révolutions ouvrent aux penseurs comme aux hommes d’action, à la rêverie comme à l’idée, à l’art comme à la politique, et d’où peut sortir un Byron comme un Sieyès ou un Bonaparte.

C’est au théâtre surtout, dans cette branche de la littérature qui a tant d’action sur les masses, qui renferme en elle tant d’élémens de popularité, et qui, sous le régime déchu, s’était montrée si stérile, malgré de sincères efforts pour l’encourager et l’agrandir ; c’est là que nous espérons assister à de nouvelles tentatives et voir s’ouvrir des mines inexplorées. Si, par le mouvement qu’elle imprime, les idées d’innovation et d’aventure qu’elle sème de toutes parts, la révolution de février dirigeait vers le théâtre ces imaginations poétiques qui, dans les temps de repos, d’hésitation et d’incertitude, se replient sur elles-mêmes et s’amollissent dans la rêverie intime, dans l’élégie personnelle ; si de leur contact avec la foule, avec la vie active, avec ce drame permanent dont nous appelons chaque matin les émotions et les péripéties, sortaient enfin quelques belles et fortes œuvres dramatiques, ce serait pour cette révolution une noble consécration littéraire. En attendant que nous puissions proclamer ces glorieux résultats et que nous réussissions nous-même à familiariser notre critique avec cette situation imprévue, nous aurons du moins à constater, comme des jalons dont on marque l’embranchement d’une route nouvelle avec une route abandonnée, tous les incidens de quelque importance qui pourront servir de traits-d’union entre ce qu’on essaiera plus tard et ce qu’on a fait jusqu’ici. C’est ainsi que nous avons été ramenés, par les dernières représentations du Théâtre-Français, vers cette seconde phase littéraire qui sut, il y a quelques années, s’accréditer et se faire jour, profitant des mécomptes trop réels où nous avaient jetés, par leur épuisement, leurs défaillances ou leurs excès, les vrais représentans de la littérature moderne. A deux jours de distance, le Théâtre-Français nous a donné une comédie nouvelle de M. Émile Augier et une reprise de la plus heureuse des deux tragédies de M. Ponsard. N’y a-t-il pas lieu, en effet, d’insister sur ce bonheur, et de répéter l’habent sua fata à propos de cette Lucrèce, dont on fit, il y a cinq ans, le signal, presque le symbole d’une contre-révolution littéraire, et qui profite aujourd’hui d’une révolution politique ? En 1843, Lucrèce, avec ses adroites réminiscences de Tite-Live, ses essais d’archaïsme où se heurtent, dans un pêle-mêle assez bizarre, plusieurs époques fort diverses de l’histoire romaine, ces détails de couleur locale, ce parfum lointain d’antiquité, qui en recommandaient quelques parties, dut son succès à un retour exagéré de l’opinion contre M. Hugo et les Burgraves. L’autre soir, le public y saluait ces allusions que les tragédies romaines ne manquent jamais de fournir contre les rois. Ainsi la réaction contre M. Hugo et la chute d’une dynastie ont successivement fait de Lucrèce, dans des conditions bien différentes, une œuvre de circonstance, appelée à jouir des bénéfices de l’à-propos.

La comédie nouvelle de M. Émile Augier, l’Aventurière, a eu aussi un bonheur, celui d’échapper, par le choix du sujet et le monde un peu fantastique où se meuvent les personnages, à ces chances de dépréciation soudaine que peut courir une comédie de mœurs écrite la veille d’une révolution. Il y a deux mois, nous aurions blâmé M. Augier de s’être tenu, cette fois encore, au péristyle et comme aux annexes de la comédie, de s’être joué autour de son sujet, sans y entrer profondément et en se contentant de tracer à la surface de gracieuses arabesques.