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faut voir comme le jeune capitaine, tout à l’heure si violent et si dur, va s’incliner respectueusement devant le soldat des grandes guerres de la patrie. Le colonel Isling a bien deviné l’abattement du jeune homme, et, tandis qu’un bateau les ramène à la ville, il lui raconte, pour relever son courage, toutes les rudes épreuves qu’il lui a fallu traverser.


« Qu’appelle-t-on les coups de la fortune ? Il n’y a que les sots qui se laissent abattre ; les hommes, et surtout les hommes libres, se rient des injustices du hasard. Ah ! les choses allaient mal à l’époque où je m’engageai. Nos souffrances étaient terribles. Je n’oublierai jamais cette bataille de Brandywine ; c’était un spectacle à déchirer le cœur. Toute la route jusqu’à Germantown, et au-delà encore jusqu’à Narristown, n’était qu’une immense plaine de sang. Ce n’était pas le sang des morts et des blessés, c’était le sang des soldats valides. Il gelait comme aujourd’hui ; le froid était atroce, et, dans toute l’armée, il n’y avait pas mille hommes qui eussent des chaussures. Il fallait marcher sans souliers, sans bas, sur une terre dure et glacée, sur une terre amollie seulement par le sang de nos pieds déchirés. Nous avons bien souffert ! mais nous ne murmurions pas ; toutes nos souffrances étaient si bien rachetées par les sentimens qui remplissaient nos âmes ! Que sont les guerres d’aujourd’hui, les guerres même de Napoléon, comparées à notre guerre sainte, à cette guerre qui, comme la crèche de Bethléem, contenait la régénération du monde ? » En disant ces mots, le colonel leva les yeux au ciel : « Et les hommes qui nous conduisaient ! reprit-il, quels caractères grandioses et simples ! Washington ! » À ce nom, il se découvrit, et son regard semblait vouloir percer la voûte des cieux. Le jeune homme suivit son exemple, et les rameurs eux-mêmes s’inclinèrent. Il reprit : « Washington, et Green, et Lafayette, le généreux Français, et le brave Prussien Steuben, et Kalb, le bon et affectueux Kalb, tous, c’étaient tous des hommes innocens comme des enfans ! et Morton... — Morton ! s’écria le jeune homme, et il ajouta tout bas d’une voix légèrement tremblante : le général Morton, mon grand-oncle ! — Le vieillard aussitôt prit les mains du jeune homme, et les tenant serrées dans les siennes : — Soyez le bienvenu, lui dit-il à voix basse, vous, le neveu de mon premier, de mon meilleur ami. Voyez-vous ? ajouta-t-il plus bas encore, et il lui montrait sur la rive du fleuve, du côté du soleil levant, un point éloigné et lumineux, c’était là une des possessions de votre grand-oncle, c’était la résidence traditionnelle de votre famille, avant qu’elle se retirât dans la Géorgie. » Le jeune homme tressaillit involontairement ; ce point lumineux était précisément en face des rochers qui devaient être témoins de son suicide. »


Accueilli par l’ami de son grand-oncle, Morton reprend goût à la vie. Le vieux colonel, en effet, le reçoit dans son domaine, et, sous ce toit hospitalier, les récits des guerres de l’indépendance, le souvenir des héros de l’Amérique, relèvent le courage du jeune marin. Jusque-là, rien de mieux. C’est une bonne pensée d’avoir sauvé ce jeune homme en remettant sous ses yeux l’idéal sublime de la patrie. Dans la démocratie laborieuse des États-Unis, le suicide est un crime plus grand que partout ailleurs, et nul n’a le droit d’enlever un homme aux conquêtes