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ternes, vides, sans prise et sans corps, ç’a été un grand charme pour nous, accompagné, je crois, de quelque déplaisir chez d’autres, que d’entendre de nouveau la voix d’un véritable orateur, de regarder un véritable homme d’état en chair et en os. C’était un personnage naturel parmi des comédiens, un vivant dans le royaume des ombres ; seulement les ombres fuyaient trop vite devant lui, et l’on eût dit que le poids de cette raison saine faisait fléchir le frêle bâtiment qui nous porte. On peut dire que dans cette occasion M. Thiers a presque abusé de ces avantages ; il a joué aux socialistes le tour le plus cruel, celui de les prendre au sérieux : c’était les prendre en traître ; aussi, voyez comme ils se récrient. Leur demander compte, rigoureusement et dans les détails, de ce que la société deviendrait entre leurs mains, ce n’est pas jouer franc jeu avec eux. Ne sait-on pas qu’il n’y en a pas un qui s’inquiète de ce que serait le lendemain de son triomphe ? Et ils ont quelque raison, en vérité, car qui pourrait se flatter de gouverner ce lendemain-là ? En prêtant, par conséquent, à ces idées une réalité qu’elles n’ont pas, même dans les cerveaux qui les ont enfantées, M. Thiers en a eu presque trop complètement raison. Remercions-le cordialement de cette patience, qui a dû être plus d’une fois méritoire. C’est un vrai service rendu au public que de le faire sortir du vague où l’enveloppent à dessein ses ennemis. Dissiper le brouillard dans la mêlée et montrer aux deux armées leur force respective, quand on est dix contre un et qu’on a le bon sens de son côté, c’est assurer la victoire. Le public s’en doutait bien déjà confusément, mais il aime à être convaincu jusqu’à l’évidence qu’après tout, les seuls professeurs de science pratique que compte le socialisme sont encore les professeurs de barricades.

Mais, laissant donc de côté tous ces détails pratiques où la pensée de M. Thiers se joue avec toute la souplesse d’un esprit rompu aux affaires, on peut dire, par une appréciation générale et vraie à la fois, que ce qui manque à tous ces systèmes, à dessein ou par ignorance, c’est précisément ce que nous avons essayé de donner ici, une appréciation tant soit peu exacte des véritables conditions de la destinée humaine. On dirait, toujours à les entendre, que l’abondance est le partage naturel de l’homme, dont la société l’exclut. On dirait toujours que la nature l’avait traité en enfant de prédilection, et que la société le déshérite. Le point de vue contraire est précisément le seul véritable. L’homme et la société, ne cessons pas de le répéter, ne possèdent rien que par effort. Ils sont engagés dans un travail constant, pour se dérober à une mort toujours imminente. Que ce travail n’eût pas commencé, la société ne venait pas au monde ; qu’il se ralentisse, la société va languir ; qu’il s’arrête, la société va périr. La condition du premier homme, pour être dissimulée aujourd’hui sous les conventions sociales,