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héritage précieux pour l’Autriche. Aussi ne négligea-t-elle rien pour l’entretenir dans ces heureuses dispositions et y réussit-elle pendant plusieurs années. L’énergie du caractère national, brisée par un long et cauteleux despotisme, ne s’était pas encore ranimée. Le peuple ne souffrait guère. Sobre et pieux comme tous les peuples du midi, il avait peu de besoins, et les satisfaisait aisément par un travail modéré. Les grandes familles ne s’étaient pas d’ailleurs encore exilées de Venise. L’homme du peuple qui avait tous les jours l’honneur de conduire son excellence Zen ou son excellence Corner devant le perron de leur palais, dans la gondole qui avait porté leurs ancêtres, ne pouvait croire à la décadence de son pays. À ses yeux, Venise était encore la reine des mers chantée par les poètes et admirée par les voyageurs. Rien n’était changé pour elle, puisqu’aucun signe extérieur ne révélait son déclin.

Peu à peu cependant les signes de déclin se multiplièrent, et il fallut bien y croire. Les Zen, les Corner s’éloignèrent, et leur exemple fut suivi par d’autres descendans des plus nobles familles. Ils allaient, loin des lieux témoins de leur grandeur passée, chercher les moyens de soutenir une chétive existence. Leurs palais passèrent dans des mains étrangères ; des banquiers, des princes russes, des danseuses même se partagèrent ces demeures illustrées par de glorieux souvenirs, et les chefs-d’œuvre dont les artistes vénitiens les avaient parées. L’arsenal, où tant de milliers d’ouvriers gagnaient leur vie en construisant des vaisseaux, en préparant des armes à la sérénissime république, ne fut bientôt plus qu’un désert immense où, sous la surveillance des sentinelles autrichiennes, quelques matelots désœuvrés erraient à l’aventure. Non loin de la ville ainsi déchue, s’éleva une ville moderne spécialement protégée par le gouvernement autrichien, vers laquelle le commerce, le mouvement et la vie, qui abandonnaient Venise, se portèrent rapidement, encouragés par la qualité de port franc accordée à Trieste. Lorsque cette qualité de port franc fut étendue à Venise même, le courant vivificateur s’était déjà établi entre le commerce oriental et Trieste, et la concession arrachée par les réclamations des négocians vénitiens ne fit que retarder de quelques années la ruine inévitable et définitive de l’antique cité.

Je me trompe fort, ou ce qui blessa au cœur le peuple vénitien, ce fut surtout cet appauvrissement, qui eut pour première conséquence l’émigration des anciennes familles inscrites au livre d’or. Dans cette ville où la monotonie de l’existence livre les ames sans distraction au courant de leurs pensées ou de leurs sentimens, le peuple, errant devant les monumens de sa gloire, sur ses places ou dans ses ruelles désertes, commença à réfléchir sur la destinée singulière de sa belle patrie. Comment, se demandait-il, expliquer une chute aussi rapide ? À quelles mains coupables fallait-il l’imputer ? Il y avait encore des vieillards