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moment de quitter la terre. Tantôt on nous disait que le monde était trop vieux, avait trop d’esprit, avait fait de trop bonnes humanités pour produire encore ces belles fleurs de nature ; tantôt on a prétendu que les belles imaginations allaient s’enfuir effarouchées devant les grincemens et la fumée charbonneuse de nos machines de fer ; on leur faisait peur hier de Le Batteux, aujourd’hui de la locomotive. Eh bien ! Long-temps même avant ce splendide lever de la poésie au XVIe siècle, Chaucer avait des craintes semblables : il regrettait le monde éthéré des fées, évanoui avec sa poésie fantasque et naïve. Ce n’étaient pas le pédant et l’ingénieur qui les mettaient en fuite alors ; c’était, au dire du malin poète, le froc du moine. Chaucer avait été ambassadeur d’Édouard III à Florence. Il était partisan de Wiclef et avait connu Boccace : on s’en aperçoit. Qui lui eût dit que ses moines, chassés eux-mêmes de leurs vieilles abbayes, seraient pour les poètes à venir, comme pour lui les fées, un souvenir romantique et un poétique regret ? Qui lui eût dit aussi que ces belles légions de sylphes revivraient deux siècles après, avec de si éclatantes couleurs, dans la Faerie Queene de Spenser, avec des notes si douces dans les chansons d’Ariel ?

Quand Spenser, l’auteur de la Fée-Reine, fait son entrée, le soleil resplendit dans toute sa pompe, toutes les voix de la nature chantent, tous les parfums de la campagne fumante montent vers le ciel, et la terre s’épanouit dans la virginale verdure des prés et des bois. On croit voir marcher comme une vivante image cette strophe de Spenser lui-même : « Alors vint la Belle de Mai, la plus belle des nymphes de l’année, toute parée des charmes et des gloires de sa saison, versant à flots, de son sein, les fleurs à la ronde. Elle était portée sur les épaules des deux frères, les jumeaux de Léda, qui, de chaque côté, la soutenaient comme leur reine et souveraine. Dieu ! comme toutes les créatures riaient de bonheur en l’apercevant, et dansaient et bondissaient de joie ! L’Amour voletait autour d’elle, tout enguirlandé de verdure. » Le poème de Spenser précéda Shakspeare de quelques années, et fit passer dans la poésie anglaise ces chaudes et fortes couleurs dont le Tasse et l’Arioste avaient enluminé la poésie italienne, plus luxuriant même que ses modèles, « plus méridional que le Midi, » comme dit Leigh Hunt. La Faerie Queene est un riche et harmonieux mélange de la mythologie païenne et du fantastique du moyen-âge, fondus avec cet exquis sentiment de l’antique que la renaissance fit éclore. C’est un fouillis éblouissant d’idéal et de merveilles : damoiselles effleurant en bateau des lacs enchantés, chevaliers étincelans terrassant les hideuses tarasques a la gueule des cavernes, nymphes des bois dansant en rond dans les clairières, fontaines d’émeraude au fond des forêts sombres, magiques palais incendiés de la lumière des torches, débordant de dames et de chevaliers, et du faste bruyant des magnificences féodales.