Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 1.djvu/551

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Dans la loge en face ? demanda un gros monsieur d’une cinquantaine d’années, engoncé dans une cravate gigantesque, le front chauve, les moustaches convenablement frisées et cirées, portant à sa boutonnière toute une brochette d’ordres étrangers ; cette femme étonnante à côté d’une jolie personne en blanc ?

— La jolie personne en blanc est Amélie. Les jolies personnes ne vous échapoent pas, mauvais sujet !

— Je ne connais qu’une jolie femme au monde, dit le général (car c’était le vieux général de division Tufto, baronnet, que vous pouvez admirer tous les jours du côté de Mayfair à Londres ; ses cheveux jaunes sont devenus bruns, et ses favoris reluisent au soleil d’une splendeur d’ébène.) Il prononça ces mots en véritable homme de bonne compagnie, dans le dialecte de 1815, maintenant passé de mode. L’Angleterre change de patois toutes les cinq années, et la vraie langue anglaise, la langue sociale, devient inintelligible après ce laps de temps. Les romans de Dickens sont écrits dans un dialecte que personne ne comprendra en 1860 ; tel journal (le Polichinelle par exemple) est plus étrange pour un Français de Paris que du danois ou du lapon. À l’époque dont je parle, dem fine gal egad ! voulait dire : « Voilà une bien jolie personne ! »

Le bras rond et blanc de la jeune femme aux yeux d’opale s’étendit un peu ; souriante, elle frappa légèrement le général sur la manche de son habit avec le bouquet placé sur le devant de la loge. Derrière ces deux personnes, un monsieur en gilet blanc et en cravate noire, debout, ne paraissait pas accorder la moindre attention à ce qui se disait autour de lui. C’était le mari, qui lorgnait les loges supérieures avec une persévérance extraordinaire. Cependant Amélie, la jeune femme en blanc, et George Osborne, son mari, avaient de leur côté, reconnu Rébecca Crawley, la femme du capitaine de dragons, compagne et amie de pension d’Amélie.

En moins de rien, George sortit de sa loge, se dirigea vers celle du général, et, après avoir salué Crawley dans le couloir, trouva le numéro qu’il cherchait.

Entrez ! cria une petite voix claire sans être aigre, celle de Rébecca. Elle se leva vivement et tendit ses deux mains à George d’un air naïf, charmant et joyeux. Le général à la brochette enfonçait gravement et tristement son menton dans sa cravate, et ses yeux fixés sur le nouveau venu d’un air fort boudeur semblaient lui demander : Qui diable pouvez-vous être ?

— Ce cher George ! reprit Rébecca. Que c’est aimable à vous de venir. Nous étions là tête-à-tête, le général et moi, comme vous voyez, et nous ne nous amusions pas du tout. Général, c’est le capitaine George, dont je vous ai parlé souvent.