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thérapeutique et l’ophthalmologie étaient sans cesse entremêlées de poétiques citations de Schiller et de Goethe, et les fruits précieux de ses recherches étaient ainsi cachés sous des fleurs. Celui qui n’aurait assisté qu’aux premières leçons de chaque semestre aurait pu croire entendre un professeur de morale ou d’esthétique. Parvenu déjà à la maturité de l’âge, arrivé à ce moment où le savoir gagne en étendue, mais non plus en profondeur, et où les épis fanés de l’esprit penchent leur tête affaiblie vers la terre, Reil songeait souvent à cette loi inévitable de la nature. Au milieu de ses épanchemens intimes, dans un petit cercle choisi de disciples et d’amis, il manifestait une crainte naïve et toute charmante de perdre un jour la jeunesse de l’esprit. Pour se préserver du danger, il avait soin de s’entourer continuellement de jeunes gens studieux et de livres nouveaux. Horkel s’était approprié les doctrines de Cuvier et inspirait à ses élèves le goût de l’anatomie comparée et de la physiologie. Il nous faisait connaître d’une manière spirituelle tous nos frères inférieurs, et démontrait la perfection de l’organisation de l’homme par l’imperfection de celle des bêtes. C’était un homme tellement modeste, qu’il n’avait jusqu’alors publié aucun ouvrage ; son désir d’apprendre était si vif, qu’il en oubliait souvent ses devoirs de professeur, car, tout préoccupé du résultat de ses recherches, il négligeait de nous dire quelle méthode l’y avait conduit. Steffens, enfin, exaltait la jeunesse académique jusqu’à l’enthousiasme. Élève de Werner, il avait été appelé à Halle comme professeur de minéralogie ; disciple de Schelling, il y apporta la philosophie de la nature… Steffens est Danois, et, si je ne me trompe, il ne possédait pas encore parfaitement la langue, ou du moins la prononciation allemande, quand il commença de professer à Halle. Cette circonstance prêtait à sa diction cette naïveté et cette grace qui charmaient tant dans la personne d’Alcibiade. Steffens ne lisait jamais ses leçons ; ses idées, puisées à la source vive, il nous les présentait à l’instant même dans leur limpide fraîcheur. Sa parole était comme un fleuve irrésistible ; bon gré, mal gré, il fallait s’abandonner au courant, sans voiles, sans gouvernail et sans rames, et l’on ne commençait à réfléchir qu’après être arrivé au rivage.

« Animé par de tels maîtres, le sang de la jeunesse académique circulait plus vivement et plus ardemment dans toutes les veines de l’esprit. Il y avait à Halle douze cents étudians dont la vie sociale était plus fougueuse et plus rude que jamais. Moeurs, langage, costume, tout y était gigantesquement bizarre. Ils portaient de grandes bottes appelées canons et des casques ornés de plumes rouges, blanches, vertes ou noires, selon l’association à laquelle ils s’étaient ralliés. Ainsi habillés, ils ressemblaient par en haut à des guerriers romains, et par en bas à des postillons allemands ; mais l’enthousiasme de la science, perçant à travers cette enveloppe grossière, n’en était que plus touchant. Je me rappelle que, dans un banquet où l’on avait oublié d’inviter les Graces, deux farouches compagnons se prirent de querelle à propos de la philosophie de Schelling… Ainsi se passèrent trois années, une longue suite de lunes de mai. Ah ! que la jeunesse est heureuse dans les universités allemandes ! Puisse se dessécher la main qui attentera la première à cette vie fortunée ! »


C’est bien certainement à cette époque, c’est au milieu de ces vives jouissances de la pensée que son intelligence, un peu indécise jusque-