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Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 1.djvu/894

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sur le thème favori de Non piu andrai, Mozart se mit au piano et pendant deux heures entières il tint l’assemblée haletante sous son inspiration. Heureux de se voir si bien apprécié, Mozart voulut témoigner sa reconnaissance aux habitans de la ville de Prague en composant un opéra tout exprès pour eux. Il promit donc à Bondini de venir l’hiver prochain écrire une partition pour la troupe qu’il dirigeait, mais sans fixer d’avance le sujet du libretto, ainsi que l’ont affirmé à tort la plupart des biographes.

De retour à Vienne, Mozart, tout préoccupé de l’engagement qu’il venait de contracter, et désirant en remplir les conditions par une œuvre capitale qui fût un témoignage éclatant de sa reconnaissance pour les habitans de Prague, alla trouver le collaborateur qui lui avait tracé le libretto des Nozze di Figaro, Lorenzo da Ponte, qui emprunta ce nom à un évêque, son bienfaiteur, était né à Ceneda, petite ville des états de Venise, le 10 mars 1749. Issu d’une très pauvre famille, il resta abandonné et sans aucune espèce d’instruction jusqu’à l’âge de quatorze ans. Admis alors par charité dans le séminaire de sa ville natale, il en sortit après cinq années d’assez bonnes études et courut à Venise y chercher fortune à la pointe d’une plume fraîchement affilée. Le tableau de la société vénitienne dans la seconde moitié du XVIIIe siècle est l’un des plus curieux que présente l’histoire. L’aristocratie, qui se sentait mourir, avait dépouillé une partie de sa morgue patricienne et s’était rapprochée de ce peuple, le plus doux et le plus sociable de la terre. Toutes les institutions tombaient en poussière. La religion était sans gravité, les lois sans influence, les mœurs d’une facilité inimaginable. On ne croyait à rien, ni à Dieu, ni à la raison. L’église était un spectacle, le confessionnal une cour d’amour, la justice un tripot, le mariage une bouffonnerie. On se moquait de tout, on riait de tout, du passé, de l’avenir dans ce monde et dans l’autre. Vivent le présent, la bonne chère, le jeu, les jolies femmes et la musique, pendant une belle nuit, sur les lagunes ! Au diable les noirs soucis et les remords ! C’était une folle mêlée d’inquisiteurs, de prêtres, de polichinelles et de cicisbei qui mangeaient, buvaient, riaient, dansaient à perdre haleine. C’était un bruit étourdissant de battes, de grelots, de sifflets et de mandolines, une joyeuse mascarade de la vie, une de ces vastes anarchies qui éclatent à l’heure suprême des nations. Venise était une ville de spectacles, de jeux et d’amour. Les femmes y étaient blanches et gracieuses, les grands riches, instruits et spirituels, le peuple gai et bon. On y accourait de tous les coins du monde ; on venait s’enivrer dans cette île enchantée, y dépenser son or et y perdre la raison. Pendant le carnaval, toute la ville se déguisait et se livrait au plaisir avec frénésie. On dansait jusque dans les couvens. Un peuple immense se pressait sur les lagunes, sur la place Saint-Marc et dans les casino,