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chose qui transmette l’action et la force de l’un à l’autre, est pour moi une si grande absurdité, qu’aucun homme, je pense, compétent dans les matières philosophiques ne s’y laissera prendre. Un tel passage devrait être suspendu dans le cabinet de tout homme de science qui serait jamais tenté de déclarer un fait impossible, parce qu’il le juge inconcevable. Aujourd’hui personne n’éprouve de difficulté à concevoir, comme toute autre propriété, la gravité innée, inhérente et essentielle à la matière ; personne ne trouve que cette conception soit aucunement rendue plus facile par la supposition d’un éther ; personne ne regarde comme incroyable que les corps célestes puissent agir et agissent là où ils ne sont pas. Pour nous, l’action des corps l’un sur l’autre, hors du cas de contact mutuel, ne semble pas plus merveilleuse que cette action au contact : nous sommes familiers avec les deux faits ; nous les trouvons également inexplicables, mais nous les croyons tous deux avec une égale facilité. À Newton, l’un, parce que son imagination y était familiarisée, paraissait naturel et allant de soi, tandis que l’autre, par la raison contraire, paraissait trop absurde pour être admis. Si un Newton pouvait se tromper aussi grossièrement dans l’emploi d’un tel argument, qui osera s’y confier ? »

Nous touchons là à un point par où la science sociale s’unit profondément avec la biologie, à savoir le développement des aptitudes humaines par voie d’hérédité. Maintenant que la série historique est suffisamment prolongée, il est devenu de plus en plus manifeste que les populations sauvages, quoique fondamentalement organisées, quant à l’intelligence, comme les populations civilisées, ne présentent pas toutefois la même facilité à saisir et à comprendre ; qu’une indocilité singulière les caractérise, et que le temps seul, qui a fait notre civilisation, peut aussi faire la leur. Or, il est su, par le moyen de la biologie, que les aptitudes acquises se transmettent des parens aux enfans. De là cette ascension lente et graduelle qu’on nomme civilisation ; de là cette prépondérance croissante des idées et des sentimens généraux sur les idées et les sentimens particuliers ; de là cette impossibilité de franchir aucun degré essentiel dans l’évolution sociale, car cette évolution a une condition organique. L’hérédité physiologique, ainsi conçue, est une des causes de l’histoire.

Les aptitudes mentales se modifiant d’âge en âge, on comprend les succès qu’a obtenus la critique métaphysique sur les croyances successives des sociétés. À chaque phase, ce que les aïeux avaient trouvé palpable et naturel devenait inacceptable à la raison des descendans, et, par compensation, ce que les aïeux avaient trouvée inconcevable devenait pour les descendans naturel et palpable. Ainsi s’explique la grande facilité des démolitions à un moment donné ; ainsi tomba l’organisation polythéistique de l’antiquité ; ainsi s’écroule depuis trois cents ans l’organisation théocratique et féodale.