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Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/283

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tristesse, ne pensait pas non plus encore à s’éloigner des lieux où reposait le malheureux Térence. Je dis adieu à cette famille au sein de laquelle j’avais cru un moment fixer mon existence ; je serrai la main au courageux Français qui, dans cette triste vallée de Californie, gardait la même sérénité que sur les bords verdoyans de l’Ohio. Peu d’heures après, je me dirigeai avec Tranquille vers la plaine du Sacramento, et, quelques jours plus tard, je m’embarquai, à San-Francisco, pour New-York.

J’arrivai aux bords de l’Hudson comme une providence pour une pauvre famille alsacienne, qui venait en Amérique mettre au service de quelque propriétaire défricheur sa docile et patiente activité. Revenu dans mon domaine avec cette petite colonie intelligente et laborieuse, je ne tardai pas à comparer sans regret la vie du défricheur à celle du chercheur d’or, et aujourd’hui je commence à aimer des travaux qui ont leur grandeur aussi bien que leur utilité. La lutte avec une nature vierge, la culture d’un sol conquis sur le désert par d’âpres et incessans efforts, tel est après tout le but qui long-temps encore doit rapprocher dans de communs labeurs les races diverses attirées vers les solitudes du Nouveau-Monde. Il y a, je le sais, en Amérique même, des natures indomptées auxquelles la vie du planteur ne saurait suffire. Le chasseur canadien Tranquille a résisté à toutes les instances que je lui ai faites pour l’engager à me suivre dans mon domaine ; il lui faut à lui les longues courses, les chasses périlleuses, la marche sans fin et sans but à travers les prairies. Le romancier français m’a écrit qu’enrichi par l’exploitation d’une veine heureuse, il songe à revenir dans sa patrie. Cette résolution m’étonne et m’afflige. Je perds en lui un ami que l’énergie de son caractère et l’enjouement de son humeur me rendaient précieux ; je crains aussi qu’au milieu des tristes et mesquines préoccupations de nos cités, il ne regrette souvent, mais trop tard, cette existence large et tranquille de seigneur campagnard que l’Amérique ne refuse jamais à l’émigrant assez heureux pour appuyer ses travaux sur un faible capital. Quant à Township, à en croire son ami le farmer, il se lasserait de remuer les sables de Californie, et serait tenté de venir défricher quelques-unes de ces bruyères de la Virginie qui ont à ses yeux l’incomparable prestige du pays natal. Le jour n’est pas loin peut-être, qui commencera pour lui cette seconde période de la destinée du squatter, où l’usurpateur enrichi voit succéder aux chances d’une vie d’aventures et d’illégales conquêtes les douceurs de la possession légitime, la stabilité du foyer, et parfois même les honneurs du congrès.


GABRIEL FERRY.