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plus répandue aujourd’hui et celle qui a fait le plus rapidement son chemin. Aujourd’hui on la rencontre partout en Angleterre. On ne peut plus ouvrir un livre traitant de matières philosophiques, on ne peut plus lire un simple article de revue, sans la retrouver, tantôt combattue, tantôt célébrée avec enthousiasme. C’est cette idée qui fait le fonds de la philosophie d’Emerson, c’est elle qui lui a inspiré tous ses essais sur la confiance en soi et la puissance de l’individu. On la rencontre aussi çà et là dans quelques écrits de notre époque, seulement enveloppée d’intentions et flanquée de doctrines qui ne sont pas celles de Carlyle. Ainsi, on peut dire qu’il y a dans les romans de M. Benjamin d’Israëli et dans les écrits de Mme Bettina d’Arnim une assez forte dose de hero-worship. Le premier tend à glorifier par ce moyen l’aristocratie féodale, la seconde enveloppe cette idée dans un langage démocratique. Thomas Carlyle ne fait ni l’un ni l’autre. Le héros, pour lui, n’est ni le baron féodal, ni le révolutionnaire moderne. Le héros n’est, par sa nature, assujetti à aucune forme de civilisation ; son essence n’est ni aristocratique, ni démocratique ; il est au-dessus des formes de civilisation, des institutions et des gouvernemens ; sa nature n’est pas plus républicaine que féodale. Le héros, c’est l’homme véritable, l’homme au-dessus des autres hommes, né pour les commander n’importe à quelle époque, dans quel lieu.

On connaît maintenant les principales idées de Carlyle : notre conclusion sera courte. Les livres, les doctrines, les tendances de ce hardi penseur, son indifférence à l’égard des doctrines de notre temps, nous paraissent contenir une signification singulière et pour nous pleine de présages heureux. Après avoir lu Carlyle, on reste convaincu que, si nous sommes dans un temps de transition, la première période de cette longue transition peut être regardée comme accomplie. Les anciennes doctrines tombent en poussière, les vieux partis s’en vont, et des germes de nouvelles doctrines se laissent déjà apercevoir ; les élémens de nouveaux partis existent déjà. Nous accueillons ces signes avec transport, et nous espérons qu’il se trouvera enfin un esprit, une main vigoureuse, pour rassembler ces élémens, mûrir ces germes épars, et les opposer, comme la plus sûre des réfutations, aux lieux communs usés, aux facéties ennuyeuses, aux principes en haillons qui forment depuis trop long-temps déjà notre bagage politique et philosophique.



ÉMILE MONTEGUT.