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une flotte plus nombreuse que celle de son ennemie. Nous avons sous les yeux la dépêche[1] où il dicte ses ordres à son ministre :


« 10 mars 1811.

« Il faut construire, mettre à l’eau et avoir prêts à prendre la mer, avec hommes et vivres, autant de vaisseaux que j’en puis construire… Faites-moi un projet de budget de 1812 et 1813 dans ce sens. »

L’amiral De Crès présente aussitôt ce projet. Il propose un armement formidable : 104 vaisseaux de ligne, 85 frégates, 30 corvettes, 50 bricks, 33 flûtes, 5 gabares, 30 gabares-écuries, 11 transports, 484 bâtimens de flottille, en tout 832 bâtimens montés par 136,000 hommes.

Le budget de 1812 élevait les dépenses à 223 millions, celui de 1813 à 255,800,000 fr. La dépense d’armement de cette grande flotte en 1814 (indépendamment de ce que devaient coûter les autres services) était évaluée à 146 millions. Qu’arriva-t-il de ce projet ? Ce qui était advenu des grands projets de Louis XIV pour la marine. Les campagnes d’Espagne et de Russie exigèrent d’immenses dépenses. Toute la volonté de l’empereur de doter la flotte ne put prévaloir contre la nécessité.

Napoléon, dans les longues guerres qu’il a si glorieusement fournies, était seul contre tous comme Louis XIV. Tous deux ont succombé sur le continent et à la mer ; tous deux ont épuisé la patrie ; tous deux l’ont laissée affaiblie pour long-temps. Ces expériences si coûteuses ne seront pas perdues pour notre avenir politique. Si nous recommencions les rêves gigantesques des deux derniers siècles, nous nous réveillerions seuls une fois encore et dans l’abîme. Ne parlons donc plus de lac français ; parlons de la liberté des mers, et alors nous ne serons pas seuls. Le peuple anglais est un grand peuple, honnête, religieux, ardent à faire marcher la civilisation ; mais il porte le faix d’un empire démesuré. L’instinct de la conservation plus que le calcul l’obligera tôt ou tard à porter atteinte à quelqu’un de ces droits des nations qu’elles ne se laissent jamais impunément ravir. La guerre de l’opium en Chine est un de ces attentats, qu’on croit impossibles avant qu’ils aient été commis, et qui se renouvellent infailliblement dès qu’ils ont pu se produire un jour. Déjà les Anglais sont dépassés dans l’industrie de la navigation par les Américains et par les Norvégiens. Dans les industries de fabrication, l’Allemagne, devancée par la France, élève contre les ateliers anglais des concurrences redoutables. L’Angleterre résistera-t-elle aux tentations que donne trop souvent le sentiment d’une force supérieure ? saura-t-elle en triompher avec cette virile sagesse qui préside à ses conseils ? ou bien, dans un jour d’enivrement et de colère, se laissera-t-elle entraîner sur la pente des violences ?

  1. Archives de la marine.