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être, dis-je à Toby, l’arsenal des sauvages. » En m’avançant, j’aperçus quatre ou cinq vieillards accroupis, difformes, et dont la décrépitude et le tatouage avaient fait des objets tellement hideux, qu’ils semblaient n’avoir plus rien d’humain. Leurs corps étaient verts comme du bronze florentin, cette couleur étant celle que le tatouage prend toujours dans l’extrême vieillesse des individus, et ceux-ci étant couverts des pieds à la tête d’incisions et de gravures de toutes les espèces, dont les lignes innombrables avaient fini par se confondre. Rien n’était plus laid que ces personnages qui, ensevelis dans une profonde torpeur, ne faisaient pas la moindre attention à nous. Méhévi prit place sur une des nattes ; Kori-Kori prononça une espèce de prière inintelligible pour moi, et un serviteur apporta le poïe-poïe. Notre hôte, de la façon la plus courtoise, nous engagea à nous servir sans cérémonie et nous donna l’exemple d’un excellent appétit. Après un repas de plusieurs services qui par parenthèse fut délicieux, les enivrantes vapeurs du tabac nous causèrent une agréable et soporifique langueur, augmentée encore par la tranquillité du lieu et par les ombres croissantes de la nuit qui allait tomber. Mes yeux se fermèrent ; tout disparut pour moi jusqu’au moment où je sortis de l’espèce de transe somnambulique où j’avais été plongé. Il pouvait être minuit. Toby dormait toujours ; les ténèbres étaient profondes, et nos convives s’étaient éclipsés. Le seul bruit qui interrompît le silence de notre asile était la respiration asthmatique des vieillards endormis à peu de distance de nous, apparemment les seuls habitans du logis. J’eus peur et j’éveillai mon camarade. Nous nous consultions sur la disparition subite de nos hôtes, lorsque des ombres de la forêt sortirent tout à coup des jets de lumière intermittens, illuminant pour quelques secondes le tronc des arbres et le dessous des feuillages, de manière à faire paraître plus terrible l’obscurité qui nous entourait. Comme nous regardions ce spectacle, des ombres passèrent et repassèrent devant la flamme, et bientôt après la silhouette d’autres personnages, dansant et bondissant comme des démons, nous apparut à son tour. Je contemplais ce nouveau phénomène avec un sentiment d’effroi assez vif, et je dis à mon compagnon : « Toby, qu’est-ce que cela peut être ? — Pas grand’chose, répondit-il ; ils allument le feu. — Et quel feu, s’il vous plaît ? le feu pour nous rôtir ! Il n’y a que ce beau motif qui puisse faire ainsi cabrioler les cannibales. » En disant ces mots, le sang frappait à mon cœur comme un marteau bondit sur l’enclume. »


En effet, la situation était peu rassurante ; il faut convenir d’ailleurs qu’elle nous a valu une narration qui peut passer pour un modèle dans l’art de communiquer au, lecteur les sensations vivement éprouvées, et surtout cette émotion nerveuse qui se rapporte à l’instinct physique plutôt qu’aux sentimens. Au bout de quelques minutes, la voix du roi Méhévi se fit entendre ; il apportait à ses hôtes un beau quartier de porc grillé qui prouvait évidemment qu’il n’avait pas encore l’intention de les manger. Il leur testa quelques doutes sur les véritables desseins de ces êtres mystérieux. Melville, dont la jambe n’était pas complètement guérie, était trop faible pour s’enfuir ; mais l’alerte Toby, saisissant la première occasion qui s’offrit, déserta les voluptés prodi-