Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/647

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce qui reste à connaître. Ils se rangent aux méthodes éprouvées, ils adoptent le drapeau sous lequel on a fait les conquêtes passées, ils inventent sur le plan des inventions antérieures. Plus même l’esprit humain est caché ou calomnié par le tour d’esprit du temps, plus ils font d’efforts pour le retrouver et pour en rétablir l’image. Isolés pour ainsi dire au milieu de leur temps, mais affranchis des illusions et de la tyrannie du tour d’esprit dominant, ils travaillent sans cesse à dégager ce qui ne change pas de ce qui change, les passions éternelles du cœur de ses désordres passagers, le fond de l’homme des mœurs de l’année. Qu’est-ce que l’histoire, la philosophie ? qu’est-ce que toute spéculation sévère, sinon une réclamation, une revendication de l’esprit humain sur le tour d’esprit d’une époque ?

Les autres écrivains travaillent au plus épais de la foule, au plus fort du bruit. Ils en sont, ils s’en disent les échos. Leur faculté principale, c’est l’imagination. Prenons-les au mot : ne se qualifient-ils pas exclusivement d’écrivains d’imagination ? Or, imagination, tour d’esprit, c’est tout un. Je ne m’étonne donc pas qu’ils soient surtout sensibles à ce qui est apparent, à ce qui varie, qu’ils prennent les modes pour les mœurs, les mœurs pour le fond d’une nation ; qu’ils soient plus frappés du costume que de l’homme, du masque que du héros. Ils sont d’ailleurs les premiers du jour et les plus en vue, mais ils ne dominent pas le mouvement qui vient d’eux. Ils sont comme certains meneurs politiques ; qui les voit de loin marcher en avant de la foule croit qu’ils la conduisent ; c’est la foule qui les pousse. Mais, comme ils ont de grands talens, tout en se faisant les serviteurs du tour d’esprit du temps, il leur arrive de laisser échapper sur l’homme, sur ses passions, sur le cœur, des vérités qui vont grossir le trésor de l’esprit humain. C’est la plus petite part dans leurs livres, et il faut l’y chercher sous ce relatif, cet éphémère, ce convenu du tour d’esprit, où elle est comme étouffée.

De ces deux sortes d’écrivains, laquelle a le plus de chances de durer ? Il ne s’agit pas de durer matériellement ; grace à l’imprimerie, rien ne périt ; mais pour un livre, durer, c’est être lu. Lesquels seront les plus lus ?

Par les choses qui nous attirent aux livres du passé, nous savons d’avance celles qui attireront les lecteurs futurs aux nôtres. Est-ce la part de l’esprit humain, ou celle du tour d’esprit du temps ? Au XVIIe siècle, par exemple, est-ce l’hôtel de Rambouillet ou Molière ? sont-ce les romans de Mlle de Scudéry ou les Lettres de Mme de Sévigné ? Nous sommes appelés, invités, souvent en dépit du tour d’esprit de notre temps, par toutes les pensées, par tous les sentimens où nous nous reconnaissons, et, pour abréger, par la raison ; non pas la raison du syllogisme et des sentences, d’Euclide ou de Publius Syrus, ai-je,