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duplicité quand il se décide à y descendre ! Napoléon marche toujours en géant dans les champs de la gloire comme dans les abîmes.

La principale scène de ce drame, celle qui s’ouvre au château de Marac, près de Bayonne, quand les principaux personnages y sont assemblés, a surtout été admirablement tracée par M. Thiers. Charles IV, la reine, le prince de la Paix, Ferdinand et ses conseillers sont enfin en présence de Napoléon, amenés, Ferdinand par d’indignes ruses, les vieux souverains par leurs ressentimens contre le fils qui a usurpé leur couronne, et auquel Charles IV tenta d’infliger dans l’Escurial le terrible châtiment dont Philippe II frappa son fils dans l’Alcazar de Madrid. La scène se passe d’abord en observation de la part de l’empereur, occupé à démêler sur ces visages la médiocrité, l’abattement et l’astuce ; mais bientôt Napoléon, qui avait aperçu à quelle sorte de gens il avait affaire, les congédie tous, et ne retient que le chanoine Escoïquiz, le précepteur, le conseiller de Ferdinand, bel esprit de séminaire, ambitieux naïf et inexpérimenté, qui avait contribué, pour la plus grande part à déterminer le prince des Asturies à détrôner son père. Napoléon éprouvait le besoin de décharger son cœur du mystère d’iniquité qu’il y renfermait, et, après quelques mots de flatterie moqueuse, auxquels le chanoine se montre très sensible, il lui déclare, sans préambule, qu’il n’a fait venir les princes d’Espagne que pour leur ôter à tous, père et fils, la couronne de leurs aïeux, et il développe, en se promenant dans le salon, au malheureux chanoine, foudroyé par cette déclaration subite, tous les motifs qu’il a d’en finir avec Charles IV, son fils, Godoy et toutes leurs créatures. Les trahisons de la cour de Madrid pendant qu’il était occupé au nord, la nécessité de rendre à l’Espagne son importance passée et sa grandeur pour l’employer contre l’Angleterre, l’impossibilité de la laisser croupir plus long-temps sous une dynastie dégénérée, l’imbécillité du roi, la médiocrité et la fourberie de son fils, l’illusion d’une alliance de famille avec de tels princes, la difficulté de trouver une princesse supérieure pour dominer et guider un tel époux, l’obligation qu’il a contractée comme conquérant, comme fondateur d’un empire, de fouler aux pieds les considérations secondaires : rien n’est oublié par Napoléon dans cette effroyable nomenclature, durant laquelle, s’approchant de temps en temps du chanoine, qui était long de taille (el grande de cuerpo nez may hombre, dit un proverbe espagnol emprunté aux Arabes), Napoléon lui tirait l’oreille pour le rassurer, et entremêlait ses récriminations de quelques assurances amicales pour l’interlocuteur et les princes, auxquels il le chargeait d’offrir, à l’un le repos et le plaisir royal de la chasse dans un beau domaine en France, à l’autre la souveraineté de l’Étrurie, état qui, par son exiguïté, convenait aux étroites ressources intellectuelles du prince des Asturies.